(Ottawa) Bombardier et General Dynamics sont prêts à en découdre devant les tribunaux avec le gouvernement Trudeau s’il refuse de lancer un appel d’offres pour le contrat se chiffrant en milliards visant à remplacer les vieux avions de patrouille maritime CP-140 Aurora de l’Aviation royale canadienne (ARC), a appris La Presse.

Ces deux poids lourds de l’industrie aéronautique canadienne y sont allés de cette mise en garde dans une récente lettre expédiée à des ministres fédéraux tandis qu’Ottawa penche pour une entente de gré à gré avec le géant américain Boeing pour l’achat de 16 avions P-8A Poseidon spécialisés dans la surveillance maritime.

En expédiant cette missive à la ministre des Finances Chrystia Freeland et à trois de ses collègues, Bombardier et General Dynamics tracent ainsi une ligne dans le sable. La Presse a obtenu cette lettre de sept pages, datée du 3 novembre et signée par le président et directeur général de Bombardier, Éric Martel, et le vice-président et directeur général de General Dynamics Mission Systems, Joël Houde.

« Le refus de solliciter des soumissions […] serait contraire à la loi et exposera le gouvernement du Canada à des risques de litige importants et la forte possibilité qu’un autre achat militaire de haut niveau se solde par un échec », affirment MM. Martel et Houde dans cette lettre.

Ils invoquent le Règlement sur les marchés de l’État ainsi que la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, entre autres, pour souligner les obligations du gouvernement fédéral en matière d’achat et les circonstances précises et limitées qui lui permettent d’accorder des contrats sans lancer d’appel d’offres.

Selon eux, le gouvernement fédéral ne peut invoquer ces circonstances (l’extrême urgence, où un retard serait préjudiciable à l’intérêt public, la nature du marché telle qu’un appel d’offres ne servirait pas l’intérêt public ou encore le fait que le marché ne peut être exécuté par une seule personne ou entreprise) pour justifier l’attribution de ce contrat de près de neuf milliards de dollars sans passer par un appel d’offres.

« Aucune de ces circonstances n’existe dans le cas présent. Bien que le fait de lancer un appel d’offres transparent et concurrentiel puisse être plus onéreux, cela ne soustrait pas le gouvernement de ses obligations en vertu de la loi. Au contraire, le gouvernement du Canada est tenu d’entreprendre une demande de renseignements afin de permettre une concurrence saine et transparente parmi les soumissionnaires dans le but de s’assurer que le Canadien obtienne la meilleure solution à meilleur prix », soutiennent-ils.

« Irresponsable sur le plan fiscal »

Dans leur lettre, les grands patrons de Bombardier et de General Dynamics affirment aussi qu’attribuer un contrat sans appel d’offres à Boieng pour des appareils qui sont essentiellement en fin de vie et qui ne sont pas nécessaires avant les années 2030 est « irresponsable sur le plan fiscal ». D’autant que ces avions devraient faire l’objet de mises à niveau coûteuses, alors que le ministère de la Défense se voit demander de dégager des économies de près de 1 milliard de dollars au cours des cinq prochaines années.

Mardi, le PDG de Bombardier a témoigné devant un comité parlementaire sur la gestion de ce dossier. Devant les députés, Éric Martel a soutenu que Bombardier est tout à fait en mesure de construire et de livrer des avions de patrouille maritime à la fine pointe de la technologie, moins polluants, à moindre coût et dans les délais requis. Également, M. Martel n’a pas mâché ses mots pour critiquer l’absence de transparence et d’équité du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement, qui mène les démarches pour obtenir des avions de remplacement pour le ministère de la Défense.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Martel, PDG de Bombardier

Cela dit, le ton de M. Martel quant au recours de l’option juridique a progressivement évolué au cours des derniers mois. S’il se contentait d’affirmer, au printemps dernier, que Bombardier allait étudier « toutes les options à sa disposition » advenant la conclusion d’une entente de gré à gré entre le Canada et Boeing, le patron de Bombardier s’était montré beaucoup plus ferme, le 26 octobre, en entrevue téléphonique avec La Presse.

M. Martel avait alors indiqué que l’avionneur québécois était prêt à en découdre devant les tribunaux si le gouvernement Trudeau ne prenait pas « cette décision », soit opter pour un appel d’offres.

« Moi, je suis convaincu que nous avons les moyens d’aller devant les tribunaux, avait dit le dirigeant de Bombardier. On a vérifié et nous sommes prêts à le faire si nécessaire. J’espère qu’un Conseil des ministres ne souhaite pas qu’un tribunal prenne la décision pour eux. »

Décision attendue sous peu

Le gouvernement Trudeau devra trancher rapidement entre l’attribution d’un contrat de gré à gré ou un appel d’offres. Le 27 juin dernier, le gouvernement américain avait autorisé la vente de P-8A au Canada pour 5,9 milliards US. Selon les informations publiées sur le site du département américain de la Défense, ces modalités sont généralement en vigueur pour 85 jours ouvrables. Mercredi, on en était au 96jour depuis l’annonce de Washington.

Interrogé sur ce processus, un porte-parole de Services publics et Approvisionnement Canada, Alexandre Baillairgé-Charbonneau, a répondu que « le gouvernement n’est pas autorisé à fournir les détails de l’offre reçue du gouvernement des États-Unis sans autorisation de celui-ci ». « Les discussions se poursuivent et aucune décision n’a été prise », a-t-il écrit.

Mercredi, le ministre de l’Industrie, François-Philippe Champagne, a de nouveau affirmé qu’Ottawa était toujours en réflexion, même si le Canada a entrepris des démarches auprès du gouvernement américain pour obtenir le feu vert pour acheter des appareils de Boeing.

« Je suis en conversation avec M. Martel depuis des mois. […] Il y a trois choses dans ce dossier. Il y a un enjeu de sécurité nationale, il y a un enjeu de faire le meilleur choix pour les contribuables, et puis en même temps de promouvoir l’industrie aérospatiale. On est le troisième pays au monde dans la production d’avions. Donc, il y a des milliers de sous-traitants dans cette industrie-là. Alors, le choix qu’on va faire doit prendre en compte ces trois enjeux-là. »