Comment Boeing, qui a « failli mettre à terre l’industrie aéronautique canadienne », a-t-elle pu obtenir un contrat multimilliardaire sans appel d’offres du gouvernement Trudeau ? Le président et chef de la direction de Bombardier, Éric Martel, a beau chercher, mais il est incapable de penser à une hypothèse logique.

« Il y a aujourd’hui une usine d’assemblage de l’A220 [d’Airbus], l’ancienne C Series [développée par Bombardier], aux États-Unis à cause d’eux, lance le grand patron de l’avionneur québécois, lundi, en entrevue avec La Presse. Sinon, il y aurait bien plus de monde qui assemblerait des avions à Mirabel. »

Irrité, M. Martel ne digère toujours pas la façon dont Ottawa a géré le remplacement des avions de surveillance et de lutte anti-sous-marine vieillissants de l’Aviation royale canadienne (ARC). Évaluée à 10,4 milliards, l’entente a été accordée de gré à gré à Boeing le 30 novembre dernier, et ce, en dépit des sorties publiques de Bombardier – appuyée notamment par le Québec et l’Ontario –, qui demandait une chance de rivaliser avec le géant américain.

Le gestionnaire ne comprend toujours pas comment ce « cadeau énorme » a pu être fait à Boeing, qui avait pourtant soulevé un tollé au pays en 2017. La multinationale avait temporairement réussi à convaincre Washington d’imposer des droits punitifs massifs (292 %) sur la C Series en alléguant que Bombardier avait obtenu des subventions indues pour notamment vendre son avion à des prix jugés dérisoires.

« C’est une compagnie qui a failli mettre à terre l’industrie aéronautique canadienne, rappelle M. Martel. Ils ont joué dur à l’époque. Il y a eu d’importantes conséquences et il n’y a personne d’autre qu’eux [de responsable]. Parfois, on a la mémoire courte. Pourtant, c’est ce gouvernement-là [Trudeau] qui était en poste à l’époque. »

Boeing avait fini par être déboutée par les tribunaux américains en 2018, mais le mal était déjà fait chez Bombardier. Fragilisée financièrement, l’entreprise québécoise avait permis à Airbus de s’installer aux commandes de la C Series. Pour apaiser les tensions commerciales aux États-Unis, une chaîne d’assemblage de l’avion avait été implantée à Mobile, en Alabama, afin de desservir les clients américains de l’appareil.

Injustifiable

Le gouvernement Trudeau avait justifié sa décision d’acheter jusqu’à 16 exemplaires du Poseidon P-8A de Boeing – assemblé aux États-Unis – pour remplacer ses CP-140 Aurora vieillissants en affirmant que l’appareil de l’avionneur américain était déjà en service, contrairement au « concept » de Bombardier. L’entreprise québécoise souhaitait offrir une version militarisée de son jet privé Global 6500. Une telle version de l’appareil ne vole pas encore, un élément qui a visiblement joué contre l’entreprise. En échange, Boeing devra générer des retombées économiques équivalentes à sa portion du contrat, soit environ 5,4 milliards.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE BOMBARDIER

Bombardier voulait offrir une version militarisée du jet d’affaires Global 6500 à l’Aviation royale canadienne.

Ce ne sont que des excuses, aux yeux de M. Martel. Celui-ci se dit stupéfait de la faiblesse de la politique fédérale d’achat de matériel militaire. Un exemple : Ottawa a mis plus de 15 ans avant de faire son lit et finalement acheter des F-35 pour remplacer ses vieux CF-18 avant d’accorder, en un temps record, un contrat de gré à gré à Boeing. Il s’étonne d’avoir vu les échéanciers changer dans le dossier des avions de surveillance. Au départ, les livraisons devaient débuter à compter de 2030. La semaine dernière, on évoquait plutôt 2026, s’étonne M. Martel.

« Le processus est brisé au Canada », déplore-t-il, en réaffirmant que Bombardier aurait été pleinement en mesure de fabriquer un appareil à la fine pointe de la technologie, à moindre coût et moins polluant que le Poseidon. « En tant que président de Bombardier, jamais je ne mettrais ma compagnie à risque. »

Des espoirs quand même

Bombardier mise grandement sur le secteur de la défense dans le cadre de son redressement financier. L’avionneur a livré des avions spécialisés dans les missions de surveillance à des pays comme les États-Unis et l’Allemagne. Malgré la décision du gouvernement Trudeau, la « trajectoire » ne changera pas pour l’avionneur, affirme M. Martel.

Le grand patron du constructeur d’avions d’affaires est tellement convaincu de la qualité du produit qu’il souhaitait offrir à l’ARC qu’il croit que les États-Unis et d’autres pays de l’OTAN finiront par l’acheter.

« Pour une fois, on aurait pu être en avant de la parade », laisse-t-il tomber à propos de la décision du gouvernement fédéral.

Sur le plan économique, il ne fait aucun doute que la décision du gouvernement Trudeau aura des conséquences « majeures » au pays. Si certains, comme le ministre de l’Industrie, François-Philippe Champagne, évoquent la création de 3000 emplois au pays en accordant le contrat de 9 milliards de dollars à Boeing, M. Martel rétorque que Bombardier en aurait créé 22 000 si elle avait eu la chance de participer à l’appel d’offres et de décrocher le contrat.

Interrogé pour savoir quelles seront les conséquences politiques d’une telle décision, M. Martel n’a pas voulu s’avancer. Mais il se dit convaincu que les Canadiens vont se poser des questions pendant longtemps sur la décision d’écarter une entreprise canadienne d’un contrat militaire si important. Ce dernier n’a pas voulu dire si le constructeur québécois comptait se tourner vers les tribunaux pour en appeler de la décision d’Ottawa. Ce scénario est toujours à l’étude, s’est-il limité à dire.

L’histoire jusqu’ici

2022 : Ottawa met en place un processus pour remplacer ses avions de surveillance Aurora CP-140, dont la mise en service remonte aux années 1980.

27 mars : On détermine que le Poseidon P-8A de Boeing est l’unique appareil qui répond aux exigences canadiennes. Le contrat pourrait être accordé de gré à gré.

18 mai : Bombardier, qui milite depuis des mois pour un appel d’offres afin d’offrir une version modifiée de son Global 6500, s’associe à General Dynamics.

30 novembre : Le gouvernement Trudeau confirme l’achat de jusqu’à 16 Poiseidon P-8A de Boeing sans appel d’offres.

En savoir plus
  • 500
    Nombre d’avions d’affaires de Bombardier convertis pour des missions spécialisées (surveillance, ambulance, etc.)
    source : bombardier
    5000
    Flotte totale d’appareils construits par l’avionneur actuellement en service
    source : Bombardier