La sécheresse qui handicape les activités du canal de Panamá et la violence qui sévit autour du canal de Suez, deux des routes maritimes les plus importantes au monde, font revivre l’idée d’un nouveau lien commercial entre l’Est et l’Ouest qui passera par le Grand Nord. Avec les changements climatiques qui réduisent la couverture de glace, les eaux de l’océan Arctique sont déjà de plus en plus fréquentées.

De la pâte à papier du Québec exportée en Corée. Des anodes venues de Chine livrées à l’aluminerie de Baie-Comeau. Des livraisons qui n’ont rien d’extraordinaire, mais le voyage l’est : ces produits ont transité par le passage du Nord-Ouest, la nouvelle route maritime qui relie l’Atlantique et le Pacifique par le Nord canadien.

Les changements climatiques contribuent à transformer le vieux rêve des explorateurs de la route du Nord en réalité bien concrète. Le couvert de glace diminue, la période de navigation s’allonge, et l’intérêt pour le passage du Nord-Ouest ne fait qu’augmenter.

Entre 2013 et 2019, le trafic maritime a augmenté de 25 % dans l’ensemble de l’Arctique et de 44 % dans le passage du Nord-Ouest, le « bras canadien » de l’océan.

Il y a un peu de tout parmi les navires qui sillonnent les eaux arctiques. Des bateaux de pêche, des navires de croisière, des navires de recherche et des navires de ravitaillement pour les communautés et les entreprises minières qui y sont installées. Des aventuriers à la recherche de sensations fortes aussi. Mais encore très peu de bateaux voyagent d’un bout à l’autre du passage long de 1450 kilomètres. Ça change à mesure que la glace fond.

Les conditions de navigation dans l’Arctique ont changé considérablement, affirme David Rivest, qui sait de quoi il parle. Il est président-directeur général de Desgagnés Transarctik et président de Desgagnés Logistik, une entreprise maritime qui approvisionne les communautés nordiques depuis plusieurs décennies.

Les conditions varient beaucoup d’une année à l’autre, mais sur une période de 30 ans, la réduction du couvert de glace a permis une augmentation de trois semaines de la période de navigation. C’est énorme.

David Rivest, président-directeur général de Desgagnés Transarctik et président de Desgagnés Logistik

Pour la navigation commerciale, l’intérêt premier de la route du Nord est un gain de temps et d’argent. Le passage du Nord-Ouest permet de réduire le trajet entre l’Europe et l’Asie de 1000 kilomètres par rapport aux routes du Sud qui passent par le canal de Panamá et le canal de Suez. Même si la vitesse des navires doit souvent être réduite, les économies potentielles sont considérables pour un armateur.

La sécheresse chronique qui nuit aux activités du canal de Panamá contribue aussi à augmenter l’intérêt pour les routes du Nord. Des dizaines de navires chargés de marchandises doivent attendre leur tour pour traverser, parce que les autorités panaméennes ont réduit le nombre de passages quotidiens et le tirant d’eau autorisé à cause du manque d’eau.

Le canal de Suez, la route commerciale privilégiée entre l’Europe et l’Asie, est au cœur d’une région politiquement sensible qui l’est encore plus depuis le début des hostilités entre Israël et le Hamas. Tout élargissement du conflit risque de bloquer une route qui voit passer 10 % de tout le commerce mondial.

La situation s’est envenimée au cours des dernières semaines, alors que les rebelles Houthis qui contrôlent le Yémen ont lancé des attaques de missiles sur des navires marchands, ce qui a provoqué une riposte de la marine américaine qui a coulé trois des bateaux des rebelles.

Les États-Unis ont mis sur pied une force spéciale à laquelle participe le Canada pour protéger les navires civils, alors que le coût du transport de marchandises qui transitent dans cette région explose.

Des géants du transport maritime ont dû dérouter leurs porte-conteneurs et les faire passer par le Cap de Bonne-Espérance, qui contourne l’Afrique du Sud et ajoute 10 jours à leur voyage.

La possibilité d’ouvrir une nouvelle route au commerce international, qui passerait par le nord, est de retour dans l’actualité.

Deux routes du Nord

Il n’y a pas une, mais deux routes qui relient l’Atlantique et le Pacifique par le nord. En plus du passage du Nord-Ouest du côté canadien, il y a la route maritime du Nord des Russes. Cette dernière est beaucoup plus fréquentée, explique Frédéric Lasserre, professeur à l’Université Laval et spécialiste de l’Arctique. Il y a une augmentation réelle du trafic maritime du côté russe, mais il s’agit d’un trafic de destination qui dessert les mines et d’autres activités d’exploitation des ressources naturelles.

« Pour l’essentiel, ce sont des compagnies russes, je dirais à 80 %. Ce n’est pas le reflet de l’intérêt marqué de compagnies internationales », précise-t-il.

La route du côté russe pourrait être libérée de ses glaces plus rapidement que le passage du Nord-Ouest, et les Russes en font déjà la promotion à l’international.

Les changements climatiques ont certainement facilité le développement des routes maritimes du Nord, dit le professeur. « La navigation de transit est encore marginale, mais par rapport à ce que c’était il y a une trentaine d’années, c’est une croissance significative. »

« Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’on va assister à une explosion des routes arctiques », selon lui.

« Il est vrai que tant le canal de Panamá que le canal de Suez présentent des vulnérabilités, dit-il. Mais est-ce que c’est durable ou est-ce que ça peut être corrigé ? »

Il faudra plus que ça pour dévier le commerce mondial de ses routes habituelles, selon lui.

La structure de l’industrie des porte-conteneurs, qui vend de la régularité, est incompatible avec les conditions de navigation arctique.

Frédéric Lasserre, professeur à l’Université Laval et spécialiste de l’Arctique

Premier obstacle : les navires qui passent par le canal de Panamá ou le canal de Suez ne peuvent pas naviguer dans l’Arctique.

La réglementation canadienne interdit la navigation dans l’Arctique aux navires qui ne sont pas équipés de coques renforcées. Les principales lignes maritimes commerciales naviguent dans les mers du Sud avec des bateaux qui ne peuvent pas affronter les glaces.

Deuxième obstacle : malgré les changements climatiques, la saison de navigation sera toujours plus courte dans l’Arctique.

« La disparition de la glace dont certains parlent, c’est du grand n’importe quoi », soutient Frédéric Lasserre.

« Malgré les changements climatiques, la glace va toujours se reformer parce que plutôt que de faire -50 degrés, il fera -40. »

Même pendant la saison de navigation, qui va de juin à septembre, les glaces dérivantes et la météo capricieuse rendent la navigation plus risquée dans le Nord, ce que les assureurs des transporteurs maritimes n’aiment pas trop.

Il ne faudrait donc pas s’attendre à ce que le passage du Nord-Ouest soit la prochaine autoroute du commerce mondial. « Plutôt que d’avoir cinq transits par année, il va peut-être y en avoir 40 ou 50 », avance-t-il. Le professeur rappelle que 18 000 navires empruntent chaque année le canal de Suez et que 22 000 passent par le canal de Panamá.

La porte du Nord

La probabilité de voir des porte-conteneurs à coque renforcée dans le passage du Nord-Ouest est plutôt mince, mais pour les entreprises maritimes qui ont déjà une flotte équipée pour la navigation arctique, c’est une occasion extraordinaire à saisir.

Wagenborg, l’entreprise néerlandaise qui a acheminé les anodes chinoises à l’aluminerie de Baie-Comeau, a fait sa première traversée du passage du Nord-Ouest sans l’assistance d’un brise-glace en 2016. Elle l’a fait en 19 jours, soit 30 % de moins que par le canal de Panamá.

Depuis, Wagenborg a réalisé plusieurs autres traversées et mise sur le développement de l’activité économique dans la région pour y accroître sa présence.

Le Groupe Desgagnés, qui possède des navires similaires à ceux de Wagenborg, croit lui aussi que les avantages du passage du Nord-Ouest deviendront supérieurs aux risques de la navigation nordique.

« Ce n’est pas pour demain, mais ça arrivera certainement un jour, estime David Rivest. Ce n’est plus juste théorique. »

Un conflit coincé dans la banquise

Le Canada se chicane avec les États-Unis sur le statut du passage du Nord-Ouest. Pour le Canada, ce sont des eaux intérieures où il est souverain, alors que les États-Unis considèrent que ce sont des eaux internationales où les navires peuvent naviguer librement. Plutôt que de faire trancher le litige par un tribunal international, les deux pays préfèrent rester campés sur leurs positions. Un traité conclu en 1988 entre les deux pays consacre cette divergence de vues, sans aucune volonté de part et d’autre de régler le conflit. Les enjeux du passage du Nord pourraient toutefois devenir plus importants, tant pour le Canada que pour les États-Unis, si la navigation de transit continue de prendre de l’importance. Il faudrait par exemple considérer des investissements dans les aides à la navigation ou envisager d’éventuels droits de passage, ce qui implique de trancher la question du statut des eaux.

En savoir plus
  • 7
    Nombre de traversées de navires marchands dans le passage du Nord-Ouest en 2022
    source : Règlement sur la zone de services de trafic maritime du Nord canadien (NORDREG)