Dans l’infolettre L’argent et le bonheur, envoyée par courriel le mardi, notre journaliste Nicolas Bérubé offre des réflexions sur l’enrichissement, la psychologie des investisseurs, la prise de décisions financières. Ses textes sont repris ici le dimanche.

C’était en janvier 2007. J’avançais lentement dans une foule compacte composée d’hommes (il n’y avait pratiquement aucune femme) pour entrer dans l’immense auditorium du centre de congrès Moscone, au centre-ville de San Francisco.

Steve Jobs y avait convoqué des employés d’Apple, des amateurs de technologie et des journalistes. La rumeur voulait que le PDG et cofondateur d’Apple annonce une sorte de téléphone cellulaire avec un écran tactile.

Correspondant de La Presse en Californie à cette époque, j’étais allé couvrir l’annonce. J’avais été surpris de me retrouver dans l’auditorium sombre : je croyais que les journalistes allaient suivre l’évènement dans une salle secondaire. Mais non. Steve Jobs aimait donner un spectacle aux médias, et les médias le lui rendaient bien.

« De temps en temps, un nouveau produit est lancé et cela change tout », avait fièrement dit Jobs sur scène, où il était apparu vêtu de son traditionnel col roulé noir et de ses « jeans de papa » Levi’s 501.

Il avait sorti un iPhone de sa poche. La foule avait explosé de cris et d’applaudissements.

PHOTO PAUL SAKUMA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Steve Jobs tient dans sa main le « nouvel » iPhone 4 en juin 2010.

L’iPhone était impressionnant. Mais il était cher. L’appareil se vendait 500 $ US (l’équivalent de 940 $ en dollars canadiens de 2023), soit trois fois plus que les modèles de téléphones cellulaires les plus populaires à l’époque. « Combien de gens vont vraiment vouloir payer l’équivalent d’un billet d’avion Montréal-Paris pour un téléphone ? », ai-je pensé.

Réponse : beaucoup de gens. En date de 2023, Apple a vendu plus de 2,2 milliards d’unités d’iPhone – de loin le produit le plus populaire de l’histoire. Apple a jusqu’ici vendu quatre fois plus d’iPhone que J.K. Rowling a vendu de livres d’Harry Potter.

Steve Jobs est mort quatre ans plus tard, en 2011, emporté par un cancer à l’âge de 56 ans.

Ce mois-ci, sa veuve, Laurene Powell Jobs, a lancé un livre électronique sur Steve Jobs intitulé Make Something Wonderful 1. Diffusé gratuitement sur l’internet, le livre de 194 pages rassemble une collection inédite d’extraits de courriels, de discours et d’entrevues de Jobs. Il y parle de son enfance, de sa vie, de la difficulté de trouver son chemin.

Voici quelques-uns des passages que j’aime particulièrement, traduits en français :

Discours lors de la remise des diplômes de l’école secondaire de Palo Alto, en juin 1996

« Ne soyez pas une carrière. L’ennemi de la plupart des rêves et des intuitions, et l’un des concepts les plus dangereux et les plus étouffants jamais inventés par les humains, est la “carrière”. Une carrière est un concept qui décrit la façon dont on est censé progresser à travers les étapes de la formation et de l’exercice de la vie professionnelle.

« Ce concept pose de gros problèmes. Tout d’abord, l’idée que votre travail est différent et séparé du reste de votre vie. Si vous êtes passionné par votre vie et votre travail, il ne peut en être ainsi. Ils ne feront plus qu’un. C’est une bien meilleure façon de vivre sa vie. »

Dans une entrevue au réseau NPR en 1996, après avoir été mis à la porte d’Apple (où il est plus tard retourné)

« J’ai toujours essayé de m’entraîner à ne pas avoir peur de l’échec. Lorsque quelque chose ne fonctionne pas, la réaction des gens est souvent de se protéger et de ne plus jamais vouloir tomber sur la tête. Je pense que c’est une grave erreur, car on n’atteint jamais ce que l’on veut sans tomber plusieurs fois sur la tête en cours de route. J’ai essayé de ne pas avoir peur d’échouer et, en fait, j’ai beaucoup échoué depuis que j’ai quitté Apple. »

Dans un courriel envoyé aux employés d’Apple, en 2002, Steve Jobs note sa citation préférée

« Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée. L’excellence n’est donc pas une action, mais une habitude. » — Aristote

À propos des candidats à l’embauche

« Au fil du temps, ma façon de creuser au cours d’une entrevue d’embauche est devenue de plus en plus précise. Par exemple, il m’arrive souvent, au cours d’une entrevue, de contrarier volontairement le candidat en critiquant son travail antérieur. Je fais mes devoirs, je découvre ce sur quoi il a travaillé et je dis : “Mon Dieu, ça s’est avéré être un flop. Ce produit s’est avéré être un échec. Pourquoi avez-vous travaillé là-dessus ?” Je ne devrais pas vous le dire, mais la pire chose que quelqu’un puisse faire à ce moment-là, c’est d’être d’accord avec moi et de se plier en quatre. »

Courriel envoyé à lui-même, 2010

Je cultive peu la nourriture que je mange, et le peu que je cultive, je ne l’ai pas sélectionné ni perfectionné.

Je n’ai pas sélectionné ou perfectionné les semences.

Je ne fabrique aucun de mes vêtements.

Je parle une langue que je n’ai ni inventée ni perfectionnée.

Je n’ai pas découvert les mathématiques que j’utilise.

Je suis protégé par des libertés et des lois que je n’ai pas conçues ou établies, et que je n’applique pas ou que je ne juge pas.

Je suis ému par une musique que je n’ai pas créée moi-même.

Lorsque j’ai eu besoin de soins médicaux, j’ai été incapable de m’aider à survivre.

Je n’ai pas inventé le transistor, le microprocesseur, la programmation orientée objet, ni la plupart des technologies avec lesquelles je travaille.

J’aime et j’admire mes espèces, vivantes ou mortes, et je suis totalement dépendant d’elles pour ma vie et mon bien-être.

Discours aux finissants de l’Université Stanford en 2005

« Votre temps est limité, alors ne le gaspillez pas en vivant la vie de quelqu’un d’autre. Ne vous laissez pas piéger par le dogme, qui consiste à vivre avec les résultats de la pensée d’autrui. Ne laissez pas le bruit des opinions des autres noyer votre propre voix intérieure. Et surtout, ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. D’une manière ou d’une autre, ils savent déjà ce que vous voulez vraiment devenir. Tout le reste est secondaire. »

Discours lors de la remise des diplômes de l’école secondaire de Palo Alto, juin 1996

« Pensez à votre vie comme à un arc-en-ciel qui se dessine à l’horizon de ce monde. Vous apparaissez, vous avez une chance de briller dans le ciel, puis vous disparaissez. »

« Les deux extrémités de l’arc-en-ciel sont la naissance et la mort. Nous vivons tous les deux complètement seuls. La plupart des gens de votre âge n’ont pas beaucoup réfléchi à ces évènements, et c’est comme si nous vous en protégions, de peur que la pensée de la mortalité ne vous blesse d’une manière ou d’une autre. Pour moi, c’est le contraire : le fait de savoir que mon arc va tomber me donne envie de m’enflammer tant que je suis dans le ciel. Pas pour les autres, mais pour moi-même, pour la trace que je sais laisser. »

1. Consultez les archives de Steve Jobs et téléchargez le livre Make Something Wonderful (en anglais)

La question de la semaine

Quelle personne, célèbre ou non, admirez-vous ?

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