À Manhattan, les tours de bureaux vidées par le télétravail font craindre le pire pour les finances de la Ville de New York. « Worthless », titrait le New York Magazine en juillet. Montréal étant lui-même aux prises avec un taux élevé de disponibilité des bureaux de ses gratte-ciel, doit-on s’inquiéter ? État des lieux.

La Place Bonaventure (800, rue De La Gauchetière), la tour Bell du Complexe Bell Banque Nationale (aujourd’hui nommé 1001, Robert-Bourassa), la Tour de la Bourse (800, rue du Square-Victoria), le 1100, René-Lévesque, le 111, Robert-Bourassa, dans la Cité du Multimédia, et le siège social de SNC-Lavalin (Place Félix-Martin au 455, boulevard René-Lévesque) figurent parmi les tours du centre-ville ayant le plus de bureaux disponibles, selon une recension préparée par une agence immobilière à la demande de La Presse en date du 19 juillet dernier.

La superficie disponible varie de 20 000 à 35 000 mètres carrés (m⁠2), l’équivalent de 1250 postes de travail dans chacune de ces tours. Les données peuvent avoir changé depuis.

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Jusqu’à maintenant, les valeurs des tours de bureaux se seraient maintenues au centre-ville de Montréal, selon les experts, mais pour combien de temps ?

Un bureau disponible est un bureau prêt à accueillir rapidement un locataire, que son propriétaire touche ou non un loyer pour le bureau en question. Souvent, le taux de disponibilité additionne les bureaux vacants et les bureaux offerts en sous-location.

Le taux de disponibilité des bureaux varie entre 28 %, pour la Place Bonaventure, et 57 %, pour la Place Félix-Martin.

Au centre-ville, ce taux s’élève à 17 % en moyenne, selon l’étude de l’agence immobilière CBRE de juin dernier. Selon la firme de services immobiliers Groupe Altus, le taux risque fort de continuer son ascension pour atteindre 29 % d’ici 2027, à cause, entre autres, du vacuum causé par le déménagement des travailleurs de la Banque Nationale dans le nouveau siège social.

La situation propre à chaque immeuble peut toutefois évoluer rapidement. « On a tout récemment conclu une transaction à la Tour de la Bourse pour 100 000 pieds carrés [9300 m⁠2], ce qui nous ramène dans les taux moyens de vacance actuels », signale Vincent Chiara, président fondateur du Groupe Mach, qui détient des participations dans l’immeuble. Pour ce qui est du 1100, René-Lévesque, il soutient que le taux d’inoccupation (et non pas de disponibilité) oscille entre 15 % et 16 %, ce qui n’a rien d’alarmant dans le contexte.

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Vincent Chiara, président fondateur du Groupe Mach

« Vous mettez dans vos chiffres la superficie de notre ancien hall d’exposition de tout près de 300 000 pi⁠2 [28 000 m⁠2] qui n’est pas et qui ne sera pas converti en espaces de bureau », dénonce Richard Hylands, président de Kevric, responsable de la gestion de ce mastodonte du centre-ville. « Ce n’est pas le Klondike, le marché actuel, mais ce n’est pas un tunnel noir », résume-t-il.

Les autres propriétaires concernés par notre compilation, Allied et GWL, n’ont pas donné suite à notre demande d’entretien.

Fonds de placement immobilier (FPI) coté en Bourse, Allied a publié son plus récent rapport trimestriel du 30 juin dernier dans lequel les chiffres concordent avec les nôtres dans les cas du 111 et du 1001, Robert-Bourassa.

La hausse marquée de la disponibilité dans les bureaux n’est pas sans conséquence.

À New York, on craint l’apparition d’une spirale où le taux d’inoccupation élevé se traduit par une baisse de valeur de l’immeuble, qui entraîne une baisse des taxes municipales, ce qui provoque un manque à gagner pour la Ville.

Cercle vicieux

Plus d’employés travaillent de la maison.

Les baux dans les tours ne sont pas renouvelés ou le sont avec une superficie réduite.

La valeur des immeubles de bureaux s’effrite.

Les recettes tirées des taxes foncières reculent, ce qui a un impact sur le budget de la Ville.


La Ville est dans l’obligation d’augmenter son taux de taxation ou d’imposer de nouveaux frais.

L’alourdissement du fardeau fiscal nuit à l’attractivité de la Ville auprès des talents et des entreprises.

Un professeur d’immobilier de la Columbia Business School, Stijn Van Nieuwerburgh, cité dans le New York Times, soutient que ses recherches prédisent une baisse de la valeur des gratte-ciel de Manhattan de 45 % d’ici 2029.

Pour sa part, la firme McKinsey estime que la valeur des immeubles de bureaux va reculer de 26 % entre 2019 et 2030, dans un scénario dit modéré. L’étude porte sur neuf métropoles, dont New York, San Francisco, Houston, Paris, Londres, Munich, Tokyo et Shanghai.

Jusqu’à maintenant, les valeurs se sont maintenues au centre-ville de Montréal, au dire des experts, mais pour combien de temps ?

L’heure de vérité sonnera quand les propriétaires renouvelleront leur financement, croit un vieux routier de la scène immobilière. « Quand une hypothèque arrive à échéance, le propriétaire s’assoit avec son créancier, explique Jean Laurin, associé et président pour le Québec de l’agence Avison Young. Le propriétaire va lui demander s’il peut restructurer le prêt ou rallonger l’échéance. De son côté, le banquier va lui demander s’il peut remettre de l’argent. C’est le genre de discussions qu’on a dans la vie quand ça va mal. »

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Jean Laurin, président pour le Québec de l’agence Avison Young

Les professionnels à qui nous avons parlé se sont montrés rassurants. Le système bancaire, plus réglementé au Canada, n’est pas le même qu’aux États-Unis, expliquent MM. Hylands et Chiara. Chez nos voisins du Sud, les prêts sont habituellement sans recours outre que l’immeuble sous hypothèque. Il est fréquent que les propriétaires remettent les clés au créancier quand les conditions se détériorent.

Les locataires ont le gros bout du bâton

À Montréal, ce à quoi on assiste pour le moment, c’est à la montée en gamme des locataires.

Les utilisateurs de bureaux profitent de l’échéance de leur bail pour réduire la superficie de 15 à 20 % et déménager dans un immeuble plus récent.

« Ce n’est pas catastrophique, tient à rassurer Vincent Chiara. Le loyer net effectif [ce qui reste dans les poches du bailleur une fois soustraites les douceurs consenties aux locataires] est en légère baisse. Il se situe entre 12 et 15 $ du pied carré, selon le magnat de l’immobilier, qui détient des participations dans le 1000, De La Gauchetière, le 1155, René-Lévesque Ouest et l’Édifice Sun Life. On n’est pas dans le marché de Calgary où des transactions se font avec un loyer net effectif de 0 $. »

N’empêche, avec la hausse des taux d’intérêt, l’inoccupation à la hausse et des loyers qui stagnent ou qui baissent, il semble inévitable que la valeur des immeubles de bureaux écope tôt ou tard.

« Les bureaux les plus modernes, comme le 1000, De La Gauchetière, performent très bien. Les taux de location de base sont même légèrement en hausse. En revanche, les immeubles plus vieux, de catégories B et C, vont souffrir », indique Brent Robinson, directeur général de l’agence Cushman & Wakefield au Québec.

Dans les immeubles B et C qui ont 20 ou 30 % d’inoccupation, il est possible de négocier ces jours-ci jusqu’à un an de loyer gratuit et avoir des allocations pour l’aménagement de locaux jusqu’à 75 $ du pied carré. De telles conditions vont avoir un impact sur la valeur de ces immeubles et, ultimement, c’est sûr que ça va affecter le budget de la Ville.

Brent Robinson, directeur général de l’agence Cushman & Wakefield au Québec

« Au Canada, les bureaux appartiennent à des institutions d’envergure », rétorque Richard Hylands, dont la société Kevric fait équipe avec le gestionnaire de la caisse de retraite des fonctionnaires fédéraux, Investissements PSP. Ils ont les moyens d’être patients. « On n’a pas vu de ventes de feu. Les propriétaires attendent que la tempête passe et que les taux d’intérêt redescendent », soutient-il.