La fulgurante croissance de nouveaux médias en ligne qui bousculaient l’univers médiatique au tournant des années 2010 est révolue. En se protégeant de ses créanciers, Vice Media s’ajoute à la liste des entreprises dont le modèle d’affaires devenait insoutenable en raison de la mainmise des géants numériques sur le marché publicitaire.

Valorisé à plus de 5,7 milliards US en 2017, le groupe d’information américain a accepté, lundi, de vendre ses actifs à un consortium de prêteurs pour une fraction de cette valeur – 225 millions US – quelques semaines seulement après une restructuration qui s’est soldée par des licenciements.

« C’est la fin d’une époque », estime le professeur de journalisme à l’École des médias Patrick White. « Il y a eu une très forte baisse des revenus publicitaires qui a migré vers les Google, Facebook et autres géants. Avec un modèle gratuit dépendant de la publicité, on se retrouve avec des géants aux pieds d’argile. »

La débâcle de Vice s’inscrit dans une année difficile dans les médias, tous formats confondus. Au sud de la frontière, le couperet est également tombé au sein de groupes comme NPR et le Washington Post, tandis que dans le marché québécois, Groupe TVA, CN2i et Postmedia – propriétaire du quotidien anglophone Montreal Gazette – n’ont pas été épargnés.

Vice n’était pas l’unique entreprise numérique dans la tourmente. Le mois dernier, BuzzFeed, où l’information côtoyait le divertissement, débranchait BuzzFeed News. En 2022, BuzzFeed a affiché une perte nette de 201 millions US après avoir engrangé un bénéfice de 26 millions US l’année précédente. À cela s’ajoute la décroissance du média en ligne HuffPost, qui a multiplié la fermeture d’antennes dans le monde entier, dont celles au Québec ainsi que dans le reste du Canada en 2021.

Un des faux pas de ces plateformes, selon M. White ? Des croissances fulgurantes. Le professeur est bien placé pour en parler, puisqu’il a fondé le HuffPost Québec en 2011. Son poste a été aboli sept ans plus tard.

C’est la grenouille qui se prenait pour un bœuf. On ouvrait des éditions dans plusieurs pays. Cela coûte très cher. On a vu trop gros, trop vite et on a été rattrapé par la réalité financière.

Patrick White, professeur de journalisme à l’École des médias

Vice, qui avait déjà fermé son bureau québécois en 2019, comptait une trentaine de bureaux dans le monde et produit des contenus dans 25 langues. À un certain moment, le HuffPost – cofondé en 2005 par Arianna Huffington – était présent dans une dizaine de pays.

Ces plateformes ont connu de belles années, mais il n’est pas facile de se tailler une place dans l’univers médiatique pour fidéliser le lectorat, souligne Patrick Pierra, éditeur du média InfoBref, une infolettre biquotidienne d’information sur l’actualité. Fondateur du portail Branchez-vous – acheté par Rogers en 2010 –, l’homme d’affaires brosse un parallèle avec son passé.

« Si on a eu un succès pendant un certain temps, c’est grâce au timing, dit-il. Nous avions été parmi les premiers à sauter sur l’internet. Les groupes médias plus traditionnels n’y étaient pas encore tout à fait. Maintenant, ils réagissent beaucoup plus vite comparativement à avant. On a eu une certaine fenêtre d’opportunité pour se faire connaître. »

Des chemins sinueux

Dans le contexte économique actuel, d’autres secousses sont attendues dans le secteur médiatique, estiment les experts consultés par La Presse. Ce qui s’est passé chez Vice et BuzzFeed témoigne des risques d’une trop grande dépendance aux recettes publicitaires, préviennent-ils.

« Les médias qui n’ont pas le statut d’organisme sans but lucratif, ça sera très difficile pour eux, pense M. White. Ça prend des dons d’abonnés, du sociofinancement, de la philanthropie et des abonnements numériques à la pièce. »

On peut encore réussir à s’adapter, prend-il soin d’ajouter. Le professeur donne l’exemple d’Urbania, qui s’est distancé du papier et qui se spécialise également dans la production audiovisuelle. Il n’a pas été possible de s’entretenir avec son président et fondateur, Philippe Lamarre, lundi. Sur le réseau social LinkedIn, ce dernier avait toutefois offert son analyse des difficultés chez les médias numériques.

« Vice a promis mer et monde à des investisseurs, leur a promis une croissance infinie qu’ils n’ont pas été capables de livrer pour mille et une raisons, écrivait M. Lamarre. Ils se sont ensuite endettés et ont essayé de se vendre, mais le mal était fait. »

Le fondateur d’Urbania ajoute que dans le cas de BuzzFeed, l’entreprise a effectué son entrée en Bourse au « pire moment », soit en décembre 2021, avant une période tumultueuse sur les marchés.

« Ils viennent de fermer leur division [des nouvelles], pas l’entreprise au complet », fait remarquer M. Lamarre.

Entre-temps, chez InfoBref, pas question de ramener le modèle en vigueur à l’époque de Branchez-vous. On opte pour les « niches », affirme M. Pierra.

« Devenir un gros joueur, c’était peut-être une ambition un peu naïve que j’avais avec Branchez-vous, explique-t-il. On se concentre sur les courriels, les infolettres avec un complément de baladodiffusion. Les modèles qui semblent fonctionner un peu doivent vraiment viser les niches. »

Avec les compressions des dernières années au sein des nouveaux médias numériques, Paul Deegan, président de Médias d’Info Canada, qui représente des centaines de publications au Canada, n’est pas étonné de la tournure des évènements.

« C’est vraiment un secteur difficile, affirme-t-il. En journalisme, on ne peut pas générer de la croissance avec des compressions. Il faut investir dans le virage numérique, mais également dans le contenu. Et il faut aussi réinvestir massivement dans l’entreprise. »

L’histoire jusqu’ici

Février 2023 : Dans une situation financière plus précaire, Vice Media abandonne son intention d’entrer en Bourse et obtient un prêt de 30 millions US.

Avril 2023 : L’entreprise annule son émission phare Vice News Tonight dans le cadre d’une vague de licenciements qui devait toucher plus de 100 employés sur les 1500 du groupe.

Mai 2023 : Vice se tourne vers le chapitre 11 de la loi sur les faillites des États-Unis et accepte de vendre ses actifs à un consortium de prêteurs.

En savoir plus
  • 1994
    Année où le magazine punk original de Vice est lancé à Montréal
    834 millions US
    Dette de Vice Media