On se demande bien où Wajdi veut nous amener, dans la première demi-heure de Seuls. Il s'est donné le rôle d'un chercheur en «sociologie de l'imaginaire» (ça existe vraiment?) de 35 ans qui, dans sa minable chambre meublée d'un lit simple, s'acharne à terminer une thèse sur Robert Lepage.

La présence de son cosmopolite compatriote d'adoption se fait vite sentir sur la scène. Wajdi - qui n'est pas un grand acteur - semble délaisser ses habituels lieux de prédilection (les fresques familiales, la guerre) en pastichant l'odyssée personnelle, à la Lepage.

Aussi s'amuse-t-il à prendre un accent québécois et s'approprie le ton nerveux de Lepage, pour rendre son personnage de doctorant qui doit absolument rencontrer son sujet de recherche pour enfin terminer sa thèse. Pas de chance: Lepage est fuyant, toujours en transit entre San Francisco et Saint-Pétersbourg. Une rencontre impossible entre un immigrant qui s'acharne à s'enraciner et un Québécois qui ne veut rien d'autre que partir.

La scénographie aussi emprunte à l'esthétique de Lepage, avec des projections qui permettent à l'artiste de se «dédoubler», et des transformations de décor qui favorisent une plongée dans l'intériorité de Harwan, cet immigrant qui essaie tant bien que mal de faire quelque chose de sa vie dans ce pays de froid où l'on se contente d'un «bonheur de pauvre». Ayoye.

On le suit volontiers sur cette drôle de voie, parce que c'est Wajdi et qu'on a l'intuition qu'il ne parle pas pour ne rien nous dire. Et oui, l'inévitable arrive: Wajdi l'exilé quitte le territoire de Lepage l'explorateur pour mieux revenir à... Wajdi. Par une conversation monologuée avec son père dans le coma, par laquelle il cherche à récupérer des bribes d'informations pour recoller les morceaux de son enfance laissée derrière, au Liban.

Et puis, surgit la fracture, dans une scène d'une violente intensité dans un photomaton. L'irrationnel, la couleur et le geste remplacent alors graduellement la parole. Comme acteur, Wajdi est étonnamment meilleur lorsque le jeu devient physique, viscéral. Il se tait, dans la dernière partie de Seuls, où Harwan bascule dans un enfermement, un retour à la matrice qui implose par un bain de peinture qui s'empare de la scène. Le mythe d'OEdipe triomphe finalement, par un geste symbolique autodestructeur d'une grande violence. Et le tableau peint par Wajdi se confond alors avec le tableau de Rembrandt. On constate alors que si, tout au long de la pièce, la soeur et le père d'Harwan sont bien présents, la mère, elle, est cruellement absente.

L'exil, la rupture, la guerre, indissociables de l'oeuvre de Wajdi, ont bien leur place dans Seuls. Mais une nouvelle dimension s'ajoute à l'oeuvre du dramaturge, une couleur plus intime. Wajdi, dans la peau d'un Québécois bien intégré et naturalisé - le père de Harwan regarde le hockey - fait état de son ambivalence identitaire. Et au passage, rappelle à quel point la condition humaine est platement universelle. («On vit nos vies comme si elles étaient un brouillon, et qu'après il y aurait un propre.»)

À l'instar du sujet de thèse de Harwan, Wajdi réalise le tour de force du solo en créant l'illusion que nous avons été plongés dans l'histoire et l'univers d'une foule de personnages. Mais avec la tragédie, le sang et une violence visuelle qui nous rappellent qu'avec Wajdi, nous sommes toujours en guerre. Et que l'enfance est toujours un couteau planté dans la gorge.

Seuls, de Wajdi Mouawad, jusqu'au 9 octobre au Théâtre d'Aujourd'hui.