Pendant que des journaux érigent des murs payants autour de leur contenu, plusieurs créateurs se demandent comment tirer profit du web.

Se cultiver gratuitement et légalement sur le web, c'est possible, et de plus en plus facile, si on en juge par la popularité croissante des services légaux de Hulu aux États-Unis en passant par YouTube et, plus près de nous, Tou.tv ou le site de l'ONF. Sans compter les FreeMusicArchive ou Spotify (pas encore accessible ici) pour la musique.

>>> Servez-vous, c'est gratuit!

 

Un paradoxe, puisque les nouvelles technologies ont aussi mis à mal certaines industries culturelles. Celle de la musique en premier, du cinéma ensuite, puis de la télé, et peut-être un jour celle du bon vieux livre sur papier. Pourquoi alors de plus en plus de créateurs acceptent-ils de donner le fruit de leur travail?

Lorsqu'on s'appelle U2 et qu'on laisse des internautes télécharger ses chansons sur le web, la perte est minime. Mais quand on souhaite gagner sa vie en produisant du contenu original, comment faire reconnaître la valeur de son travail?

En France, depuis un an, la loi Création et internet permet de suspendre l'accès à l'internet des citoyens qui téléchargent illégalement de la musique ou des films.

Plusieurs personnalités s'y sont vigoureusement opposées, arguant que la gratuité sur le web «devrait ouvrir aux artistes de formidables perspectives».

«Les vrais artistes n'ont rien à perdre à faire connaître leurs oeuvres, ce qui leur attire de nouveaux spectateurs et les protègent, à terme, contre l'oubli», a aussi écrit sur un blogue l'économiste Jacques Attali, ancien conseiller de François Mitterrand.

Du côté québécois, l'Office national du film en arrive un peu à la même conclusion après avoir mis en ligne plusieurs centaines de films l'an dernier. «Au début, il y avait plusieurs créateurs inquiets, mais aujourd'hui, on nous appelle pour nous demander: Pourquoi mon oeuvre n'est pas là? Cette offre de visionnement gratuit en ligne s'est avérée une formidable vitrine pour les créateurs», note Deborah Drisdell, directrice générale, accessibilité et entreprise numériques à l'ONF.

Un pari

Pierre B. Gourde, directeur des stratégies numériques de Disques Indica (Les Trois Accords, Xavier Caféïne, Caracol), est lui aussi convaincu que les artistes n'ont pas le choix d'offrir certaines oeuvres gratuitement. «L'équation, à la base, est simple: si tu ne connais pas la musique, tu ne paieras pas pour acheter le disque. Les fans peuvent visiter notre site et écouter les albums, et peut-être ensuite les acheter. C'est le pari qu'on fait.»

Dans l'industrie du disque, la tendance de fond veut que de plus en plus d'artistes (établis ou pas) offrent gratuitement le fichier MP3 d'une chanson avant de lancer le nouvel album sur lequel elle figurera. Certains y gagnent, explique Gourde, parce que «souvent, ces chansons sont offertes en échange d'information, comme un courriel. Plusieurs plateformes fonctionnent de cette manière et, en échange, elles fournissent aux artistes et labels une banque de données incroyable».

«À l'échelle québécoise, les bénéfices d'un tel échange atteignent vite leurs limites parce que notre marché est somme toute assez petit, nuance-t-il. Mais à l'échelle mondiale, on peut savoir ainsi où se trouvent nos fans, et faire des plans en conséquence. Un groupe anglo qui vise le monde va y trouver son compte.»

Le journaliste américain Chris Anderson a décortiqué l'an dernier ce genre de pratique dans un ouvrage intitulé Free: The Future of a Radical Price. D'après lui, en offrant gratuitement une oeuvre (ou encore un produit ou un service), le créateur (ou fournisseur) peut créer en périphérie un modèle d'affaires payant.

Un exemple? Les conférences TED, mettant en vedette des conférenciers prestigieux, et qui sont accessibles gratuitement sur YouTube. «Il en coûte plusieurs milliers de dollars pour assister en personne aux conférences. Or, la liste d'attente est de trois ans... En offrant leur contenu gratuitement, ils ont créé une demande qui leur rapporte beaucoup, expose Claude Malaison, organisateur des conférences Webcom Montréal. Je crois que c'est grâce aux produits dérivés qu'on peut financer la gratuité.»

Encore controversé

Si les groupes musicaux peuvent aller récupérer l'argent ailleurs, avec des tournées par exemple, les auteurs de webtélé, eux, ont moins de possibilités de rentabiliser leur contenu web. C'est ce que souligne la scénariste Geneviève Lefebvre, auteur de la websérie Chez Jules.

Selon Mme Lefebvre, qui siège aussi au conseil d'administration de la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma, l'offre gratuite sur le web entraîne une dévaluation des oeuvres et des contenus. «C'est le principe avancé par Lacan: il faut payer sa thérapie pour qu'elle soit vraiment efficace...»

À son avis, la gratuité est une illusion: «Produire du contenu, ça coûte de l'argent.»

Selon Gilbert Ouellet, président de Radar services médias et observateur privilégié du web, la gratuité est quand même là pour de bon. «On se dirige vers un modèle économique qui devrait ressembler à celui de la télévision: un niveau payant pour ceux qui veulent avoir accès à l'exclusivité, puis un second niveau financé par la publicité.»

C'est le modèle Tou.tv, dans lequel Radio-Canada offre différents paliers de publicité et partage les revenus publicitaires avec les producteurs des émissions. Un modèle qui ne fait pas l'unanimité dans le milieu, comme le confirme la sortie récente de Maxime Rémillard, propriétaire de la station V. Selon lui, un site comme Tou.tv continue à entretenir le mythe de la gratuité sur le web. «La viabilité de ce modèle économique demeure à démontrer», a-t-il déclaré récemment en observant que le site américain Hulu, mis sur pied par les grands réseaux américains, songe à imposer un abonnement mensuel de 10$.

De nouveaux modèles?

D'autres modèles devraient toutefois être envisagés, selon Gilbert Ouellet: «Certains ont suggéré que les fournisseurs d'accès à l'internet versent des redevances aux producteurs de contenu sur le web puisque ce sont eux qui font de l'argent lorsque les internautes téléchargent des contenus.»

Car si plusieurs artistes ne reçoivent rien ou presque, leurs fans, eux, paient par la bande: de nos jours, la connexion à l'internet, le baladeur numérique, le téléphone cellulaire 3G et l'ordinateur personnel grugent une part toujours plus grande du budget. Bref, la gratuité totale est un leurre.