Jeune prodige recruté par Miles Davis en 1963 pour joindre son second quintette historique, le pianiste Herbie Hancock a marqué le jazz moderne de ses mains de velours, en plus de mener de front multiples projets esthétiques: jazz acoustique en différentes configurations, funk électrifié, hip hop numérisé, création de nouveaux standards de jazz, ouverture aux musiques du monde, on en passe.

Contrairement à Keith Jarrett, Herbie Hancock transgresse tout purisme en s'appropriant les grands crus de la pop culture créés depuis les années 60. En débordant ainsi le cadre du genre dont il est issu. En témoigne The Imagine Project, qu'il compte jazzifier sur scène tout en préconisant un concept interactif entre l'audiovisuel et le jeu en temps réel.

De Sao Paulo, à Dublin, Paris, New York et autres L.A., Herbie Hancock a relu dix grandes chansons du répertoire populaire, de concert avec un aréopage multiracial et multiculturel.

Doit-on y lire également une métaphore en faveur de l'harmonie et la paix sur terre ?

« Absolument, répond le musicien. Mais cela renvoit à la paix sous toutes ses formes, bien au-delà de la paix sur Terre. Paix dans les familles, paix au sein des communautés... Partout, le genre humain a un besoin urgent de paix. »

The Imagine Project coïncide avec un changement de décennie... Herbie Hancock ayant atteint le cap des 70 ans en avril dernier. Inutile d'ajouter que le virtuose est loin, très loin de la gestion de patrimoine.

« Je crois au contraire qu'il s'agit d'un des albums les plus importants que j'ai jamais créés. À cause du message qu'il transporte mais aussi parce qu'il fut l'un des plus difficiles à réaliser. Les chansons sont tellement différentes que, pour chacune d'entre elles, leur réalisation devenait presque le projet d'un album entier ! Je devais m'y adapter, en comprendre la nature afin d'y trouver ma place. »

Ode au métissage

Larry Klein, l'ex-mari de Joni Mitchell qui a réalisé l'excellent River : The Joni Letters, un album signé Hancock en l'honneur de l'immense songwriter canadienne, a été à la barre de l'Imagine Project. Ainsi, les enregistrements ont été effectués sur plusieurs destinations. Les cultures s'y amalgament, même dans chaque chanson, comme une ode au métissage absolu des êtres humains.

Ainsi, l'Afro-Américaine Indie Arie, le Britannique Jeff Beck et la Malienne Oumou Sangaré se joignent à l'Afro-Britannique Seal et l'Américaine Pink dans une version en deux volets d'Imagine, chanson phare de John Lennon et chanson titre de l'album.

Don't Give Up, de Peter Gabriel, est entonnée par Pink et John Legend.

La Brésilienne Céu transfigure le classique Tempo de Amor, célébrissime bossa de Baden Powell et Vinicius de Moraes. Les artistes blues-rock Derek Trucks (guitare) et Susan Tedeschi (chant) reprennent Space Captain, rendue célèbre par Joe Cocker.

D'Irlande, les Chieftains et Lisa Hannigan se joignent au maître de la kora, Toumani Diabaté, pour interpréter un classique de Bob Dylan, The Times, They Are Changing. K'Naan, Tinariwen et Los Lobos reprennent un titre touareg sur le thème de l'exode.

Et ainsi de suite, jusqu'à The Song Goes On, qui met en relief les talents de la sitariste Anooshka Shankar, les chanteuses K.S. Chithra et Chakha Khan ou le légendaire saxophoniste Wayne Shorter.

«Chacune de ces expériences a été passionnante, estime le musicien, chacune a été faite différemment, souvent sans groupe sur place. Il fallait s'adapter à chacun des contextes. Au bout du compte, il m'est très difficile de parler d'équivalence, car ces chansons sont si différentes ! C'est comme si on me demandait de préférer un continent à un autre ! »

Herbie Hancock se défend bien d'y avoir créé un projet jazz. « Je ne voulais pas me limiter à un genre. Je voulais faire quelque chose de musical, au sens général de l'expression. »

On constate néanmoins que The Imagine Project est dominé par les Américains et le répertoire anglo-américain. Rien de plus légitime, pense le pianiste.

« C'est définitivement un projet américain, j'en étais très conscient avant d'amorcer le premier enregistrement. Pour essayer de définir l'esprit de ce projet, j'ai commencé par me poser cette question : qu'est-ce qu'un Américain ? De quoi a l'air un Américain ? Un Américain a l'air chinois, africain, indien, scandinave, français... Ce qui rend les États-Unis vraiment spécifiques, c'est qu'ils constituent essentiellement un pays d'immigrants.»

On fait alors valoir à notre interviewé que les États-Unis ne sont plus les seuls à vivre cette multiethnicité. Et la fibre patriotique de s'exprimer : « Au Brésil ? Au Canada ? Dans les grandes villes d'Europe ? Je comprends que la société multiraciale ne soit pas l'apanage exclusif des États-Unis mais.... Tant de facteurs font de l'Amérique un pays très spécial. Notre patrimoine vient de toute la planète. Très différent du Japon, par exemple. Le Brésil est aussi un pays d'immigrants, certes, mais n'a pas le pouvoir d'influence de l'Amérique. Notre patrimoine puise dans la planète entière. Culturellement, l'Amérique a des racines partout. D'une certaine manière, cet album est un retour d'ascenseur à ses innombrables souches. »

D'un projet studio axé sur de grands classiques de la chanson, Herbie Hancock compte en offrir sur scène une version interactive et jazzifiée.

Contenus audiovisuels

« Vu la non disponibilité des artistes et des coûts astronomiques que ça occasionnerait si nous tentions de le faire, il est impossible de réaliser physiquement un tel projet. Or, virtuellement, ça l'est : nous envisageons utiliser des images tournées en haute définition lors des enregistrements. Ainsi, les films de ces sessions et des villes visitées pourraient accompagner en direct mon groupe sur scène - la bassiste Tal Wilkenfeld, le bassiste Vinnie Collaiuta, le guitariste Lionel Loueke, le claviériste Greg Phillinganes ainsi qu'une choriste - en voie d'être recrutée au moment où je vous parle. »

Herbie Hancock compte bien éviter de crisper le jeu sur scène avec un tel attirail de contenus audiovisuels déclenchés en temps réel.

« Nous essaierons de rendre la chose la plus souple possible, de manière à pouvoir improviser. Vinnie (Collaiuta) sera responsable du déclenchement de ce mécanisme complexe. Et je vous assure que nous ne serons pas mécaniques ! Ce sera donc plus jazzy qua ça ne l'est dans l'album. Si nous parvenons à nos fins, c'est-à-dire si nous réunissons fonds (considérables) qui nous permettront pas de faire l'exercice pour toutes les chansons (peut-être devrons-nous résoudre à ne pas couvrir tout le répertoire), le public partira avec nous en voyage. »

The Imagine Project sera présenté le dimanche 27 juin, 21h30, au Théâtre Maisonneuve.