(Ottawa et Montréal) Le ministre Pablo Rodriguez a défendu jeudi la nouvelle politique du ministère du Patrimoine canadien de supprimer le financement des artistes au pays qui ont des liens avec le gouvernement russe. Ses fonctionnaires ont entrepris un examen des activités qui auraient des liens avec la Russie ou la Biélorussie.

« Je pense qu’il faut garder l’esprit ouvert et donner le bénéfice du doute. Ce n’est vraiment pas une chasse aux sorcières », a-t-il affirmé en mêlée de presse jeudi.

La nouvelle de cette révision du financement, d’abord rapportée par Radio-Canada, suscite des craintes dans le milieu culturel. Des organismes ont reçu une lettre signée par le ministre, que La Presse a obtenue, leur demandant de « suspendre jusqu’à nouvel ordre » leurs activités auxquelles participeraient des organisations d’État russes ou biélorusses ou leurs représentants officiels sans quoi leur financement sera supprimé. Cela inclut les partenariats, le financement de tournées, les coproductions et la participation à des festivals.

Dans sa lettre, Pablo Rodriguez lance un avertissement. « Les organismes qui s’avèrent avoir des liens avec l’État russe ou [biélorusse] ne recevront pas de financement du Ministère », écrit-il. Les citoyens canadiens et les résidents permanents d’origine russe et biélorusse demeurent admissibles aux subventions.

« On parle uniquement d’artistes qui ont un lien avec l’État, d’artistes qui pourraient être utilisés comme propagande par l’État », a-t-il précisé à sa sortie de la réunion du Cabinet.

Ça n’a rien à voir avec la culture russe qui nous a apporté tellement [sur le plan] de la musique, [sur le plan] du ballet ou autre chose.

Pablo Rodriguez, ministre du du Patrimoine canadien

Il a donné en exemple les Chœurs de l’Armée rouge. « On ne parle pas d’un artiste indépendant qui vient ici jouer de la musique ou autre chose comme ça », a-t-il dit.

L’OSM maintient les concerts de Daniil Trifonov

La politique ne touche pas l’Orchestre symphonique de Montréal, par exemple, qui a choisi de maintenir les concerts du pianiste Daniil Trifonov prévus les 20 et 21 avril à la Maison symphonique. Et ce, même si, il y a trois semaines, la direction avait choisi d’annuler les concerts du pianiste de 20 ans Alexander Malofeev en réaction à l’invasion russe en Ukraine.

« Nous avons bien entendu les commentaires d’un grand nombre de personnes qui, provenant de divers milieux et de bonne foi, souhaitent que la musique, malgré les horreurs de la guerre, continue d’être un vecteur de paix et de solidarité entre les nations », a déclaré la direction de l’OSM dans une publication sur ses réseaux sociaux.

La position de l’OSM s’est ainsi clarifiée. Il n’est pas question d’inviter à Montréal des artistes qui appuient l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais il n’est pas question non plus de punir des artistes qui n’ont rien à voir avec cette guerre, a précisé la cheffe de la direction de l’OSM, Madeleine Careau, qui estime que la musique « adoucit les mœurs et est porteuse d’espoir ».

Pour Mme Careau, cette approche de l’OSM va tout à fait dans le sens de la directive annoncée par Patrimoine Canada.

« Cette directive confirme celle que nous avions eue il y a un mois du PDG du Conseil des Arts du Canada, Simon Brault, de ne pas accueillir des artistes qui sont les émissaires de l’État russe, ou de ne pas utiliser de fonds canadiens pour aller jouer en Russie. Mais ni Simon Brault ni le ministre Rodriguez ne nous demandent de boycotter tous les artistes russes, ou ceux qui ne se sont pas prononcés contre la guerre. On n’a pas besoin de mettre ces personnes à risque, on a besoin qu’elles fassent de la musique et qu’elles viennent nous réchauffer le cœur. »

Le milieu du cinéma prudent

Le directeur général du Festival du nouveau cinéma (FNC), Nicolas Girard Deltruc, a confirmé avoir reçu la lettre du ministre Rodriguez au cours des derniers jours. La 51édition du festival aura lieu à l’automne. Selon lui, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Pour la Russie, oui, nous avons des films, mais on ne va pas tout mettre à la poubelle. L’idée est d’avoir une réflexion intelligente. Il y a en Russie du cinéma propagandiste ou qui met de l’avant l’aspect grandiose de l’armée russe. Mais celui-ci ne perce pas le marché international. Dans les festivals, on présente des réalisateurs indépendants et qui ont un travail artistique. Et s’ils viennent de Russie, ce sont souvent des dissidents.

Nicolas Girard Deltruc, directeur général du Festival du nouveau cinéma

Il reste que le cinéma russe comme toutes les cinématographies nationales reçoit du financement d’État. C’est une réalité avec laquelle il faut vivre, selon le président du distributeur K-Films Amérique, Louis Dussault.

« Nous avions vendu le film Quitter l’Afghanistan du cinéaste russe Pavel Lounguine, doublé en version française, à Télé-Québec, dit-il. M. Lounguine n’est certainement pas un admirateur de Vladimir Poutine. Mais autant ce film qu'Il était une fois dans l’Est (un film de la cinéaste russe Larissa Sadilova sorti à l’été 2021 au Québec) ont été financés par l’État russe. […] Ces cinéastes vivent dans la terreur d’un dictateur et de sa police. Nous avons récemment écrit à Larissa Sadilova pour savoir comment elle va et si nous pouvons l’aider, mais nous faisons très attention à ne pas la compromettre. »

Chez Télé-Québec, on nous confirme avoir acheté le film Quitter l’Afghanistan de K-Films Amérique, mais que cet achat a été fait bien avant l’invasion de l’Ukraine. Quant à sa diffusion, elle n’est pas prévue à court terme. Le film ne se trouve pas à la grille-horaire du printemps ou à celle de l’été.

Valeurs canadiennes ?

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, accueille la nouvelle politique de Patrimoine canadien « avec un énorme malaise », accusant le ministère de confondre « le régime Poutine et les artistes ». Il a ajouté que « de punir les artistes n’aidera en rien la solution de la crise et de la guerre en Ukraine » et a demandé si les artistes « sont assujettis aux valeurs canadiennes » s’ils veulent obtenir du financement du gouvernement canadien.

Le député conservateur de l’Ontario, John Nater, s’attend au contraire à ce que Patrimoine canadien n’accorde « aucune subvention » « à des personnes ou à des organisations qui défendent des points de vue incompatibles avec les valeurs canadiennes. » Il estime que « l’argent des contribuables ne devrait pas être utilisé d’une manière qui entre en conflit avec les sanctions que le Canada impose à la Russie et en Biélorussie ».

Le Nouveau Parti démocratique n’a pas réagi jeudi.