(Montréal) Pour plusieurs artistes, la période post-pandémie insuffle un sentiment d’urgence, un besoin de créer sans attendre les délais, et une conscience sociale plus grande. Le contact avec le public des festivals et des salles à travers le Québec a repris avec une frénésie certaine cet été, mais la pandémie a permis d’apprendre à la dure qu’il ne faut rien tenir pour acquis, particulièrement pour les arts de la scène.

S’il est difficile de déjà cerner les impacts qu’aura eus la pandémie de COVID-19 sur le domaine artistique, certaines lignes semblent se tracer.

Tous isolés chez soi, les artistes, comme les autres citoyens, ont eu les yeux rivés sur les mêmes enjeux.

« Un paradoxe a été celui d’une plus grande conscientisation sociale, même si les gens étaient plus isolés physiquement que jamais. Parce que la pandémie a tout arrêté, on regardait tous les mêmes nouvelles. Tout le monde était branché au même moment. Ça a remis le “focus” sur plusieurs problèmes », dit croire le comédien, auteur et metteur en scène Mathieu Quesnel, évoquant notamment le mouvement « Black Lives Matter » avec la mort de George Floyd en mai 2020 et la poursuite de #moiaussi.

L’humoriste Emna Achour, au cœur du collectif d’humour féminin « Les Allumettières », dit voir pratiquement un « point de non-retour » avec tout ce qui s’est passé durant ces deux années de pandémie.

« Le fait qu’on avait beaucoup de temps, qu’on ne pouvait pas sortir, ç’a été un moment où beaucoup de gens se sont mis à lire sur des sujets comme les injustices sociales, comme le racisme, le féminisme », a-t-elle affirmé récemment en entrevue alors qu’elle présentait le spectacle collectif « Québécoises » au Zoofest, coup de cœur du public de l’édition 2022.

« J’étais déjà un peu engagée, politisée avant la pandémie, mais je me permettais dans mes numéros d’humour des trucs vraiment absurdes et pas du tout engagés. Mais là on dirait que je suis incapable de monter sur scène et de faire un numéro “pas engagé”. Dans ma tête, il y a tellement de sujets à aborder, de choses à dénoncer et d’injustices à mettre en lumière », a-t-elle fait valoir.

Allana Lindgren, professeure agrégée et doyenne de la Faculté des beaux-arts de l’Université de Victoria, va jusqu’à dire à propos de la relève que « le pourcentage d’étudiants très motivés par des questions d’identité, ou la crise climatique, ou politiquement engagés, socialement conscients, c’est presque 100 % ».

« En ce qui a trait au contenu, (les étudiants) essaient de comprendre qui ils sont, qu’est-ce qui a de l’importance à leurs yeux, où ils veulent aller, et même avant la pandémie, ce n’était pas toujours que joyeux, les jeunes peuvent aussi être assez sombres. Et cette obscurité a trouvé un nid à travers différents types de travail. Alors, qu’est-ce que l’isolement signifie ? Il s’agit d’explorer les thèmes de l’aliénation, de l’isolement, avec un certain pessimisme sur l’avenir. Mais de mon point de vue, l’acte même de créer est un acte d’espoir », dit croire Mme Lindgren.

« À la sortie de la pandémie, les artistes seront ceux, comme ils l’ont toujours été, qui nous aideront à commencer à comprendre “qu’est-ce que c’était, ce que nous venons de traverser, qu’est-ce que cela signifie pour nous individuellement et collectivement” », fait valoir la professeure.

En mai dernier, Mathieu Quesnel lançait un appel à un genre de « Bordel » du milieu théâtral – en référence au bar sur la rue Ontario à Montréal avec ses soirées où se côtoient la relève et des humoristes plus établis. Sur les réseaux sociaux, il parle d’un lieu théâtral en copropriété « où le booking se ferait jamais plus qu’un mois à l’avance », avec des « shows fraîchement sortis du four ».

« Avec la pandémie, j’ai réalisé encore plus que je fais du théâtre pour travailler en équipe, pour voir du monde », a dit le comédien et auteur qui a initié ce projet provisoirement baptisé Le Pirate ou le Théâtre Pirate.

En entrevue, il décrit ce sentiment d’urgence dans la création dans une période où l’actualité donne peu de répit.

« Hey, il va peut-être y avoir une autre pandémie, peut-être que tout va refermer, peut-être qu’il va y avoir une guerre mondiale, peut-être que le réchauffement climatique va inonder toutes les villes, il n’y en aura plus de théâtre, donc il faut créer le plus vite possible. Parce qu’à un moment, peut-être que ça n’existera plus. Je délire un peu, mais il y a quand même quelque chose qui est de cet ordre-là », soutient-il.

Pratiquer son art durant la pandémie

Avec les confinements à répétition, les artistes de la scène n’ont pas eu d’autre choix que de se tourner vers les réseaux sociaux. Déjà une carte de visite employée par bon nombre avant la pandémie, elle s’est révélée presque incontournable durant la pandémie.

« Je me disais que je ne devais pas perdre les petits gains que j’avais faits en humour en six mois avant la pandémie », a confié Emna Achour, qui a troqué en 2019 son calepin et son micro de journaliste sportive pour se lancer dans le milieu de l’humour.

« Donc je me suis mise à écrire des capsules vidéo, je me suis dit “je vais les mettre sur YouTube. Il y a peut-être trois personnes qui vont les voir, mais ça fera que si quelqu’un un jour veut en savoir plus sur moi, et Google mon nom, au moins il y aura quelque chose qui existe”. C’est comme ça que je me suis assuré une certaine présence, et je suis convaincue que ça permis que j’aie des contrats, sinon qui serait venue me chercher chez moi dans mon pyjama à la je-sais-pas-combientième vague », a-t-elle ajouté.

Elle aurait eu le temps d’« écrire trois livres » au début de la pandémie, mais l’état d’esprit n’était plus là pour rédiger des blagues. Surtout dans un contexte où elle craignait de ne plus avoir l’argent pour payer son loyer.

« Puis, le stress est tombé. Sauf qu’écrire quand tu n’as pas de spectacle (en vue), moi je ne suis pas capable. C’est peut-être mon passé de journaliste, qui fait que les pages blanches me terrifient, mais moi il me faut un certain mandat avec un “deadline” », a-t-elle souligné.

Des shows en ligne ont commencé sur Zoom. « J’avais la chance d’avoir des amis qui avaient l’énergie de mettre ça en place, d’aller chercher de l’argent, et des partenaires. Moi j’en ai organisé un seul, avec un GoFundMe. On essayait des choses », relate-t-elle, évoquant aussi ces invitations sur Facebook à des spectacles dans des parcs avec plusieurs humoristes.

Le jeune humoriste Lucas Boucher, cofondateur et animateur de la première soirée d’humour dans un parc durant l’été 2020, qui a éventuellement créé le groupe « Picnic & Humour », croit qu’il y a un avenir pour l’initiative fondée dans l’urgence de la pandémie.

« Même si la pandémie est presque terminée, il y a encore du monde qui vient, 100 ou 150 personnes chaque semaine. On est vraiment content que ce soit aussi populaire. Ce serait con de passer à côté. J’espère que ça va continuer (l’été prochain). En tout cas, je vais pousser pour que ça continue », dit-il.

Pour sa part, Mathieu Quesnel dit avoir ressenti ces derniers temps « le plaisir renouvelé de retrouver des gens, des spectateurs ».

« J’essaie de travailler sur les choses qui me parlent le plus, qui sont les plus importantes à mes yeux. Ça rejoint un peu mon idée de créer le théâtre pirate, de faire un théâtre qui permet à ce genre d’expression là d’exister rapidement. Parce que moi en tout cas, je ressens le besoin de créer et de ne pas attendre toujours les délais, de ne pas attendre deux ou trois ans avant de créer un spectacle », a-t-il expliqué.