Réflexions, anecdotes, confidences : les riches entretiens de la série balado Juste entre toi et moi sont autant d’occasions d’entendre des personnalités médiatiques et culturelles ouvrir leur cœur et déployer leur pensée

Janette Bertrand est exactement comme vous l’imaginez.

Écoutez le balado

La nonagénaire la plus célèbre du Québec m’ouvre à peine la porte de sa lumineuse résidence du centre-ville de Montréal que je me sens déjà un peu comme chez ma grand-mère. Mais je suis en réalité chez une des figures de la culture québécoise ayant le plus contribué à infléchir, pour le mieux, le sort de sa société.

Mme Bertrand remarque que je clopine un peu, à cause de la jambe gauche qu’il me manque, me pose quelques questions à propos de mon handicap et, sans que je m’en rende compte, j’en suis à raconter ma vie à celle que je suis venu interviewer – un renversement des rôles qui, habituellement, m’horripile au plus haut point.

Je ne devrais pourtant pas m’en étonner : faire parler les gens de ce qu’ils ont de plus intime est l’art auquel elle œuvre depuis plus longtemps que je suis au monde.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Janette Bertrand

« Après Tout le monde en parle, il y a quelques semaines, on est sortis avec la mairesse », me raconte-t-elle au sujet des traditionnels repas auxquels sont conviés les invités de la grand-messe du dimanche. Et durant ce souper, Mme Bertrand ne s’est pas gênée pour gentiment formuler à Valérie Plante ses doléances en ce qui concerne les trottoirs de Montréal et, plus généralement, les difficultés que représentent les déplacements dans cette ville, l’hiver, pour les personnes à mobilité réduite. Nous en savons tous les deux quelque chose.

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Son rêve : que la mairesse accepte son invitation à aller faire un tour dans son fauteuil roulant afin de constater ce à quoi elle doit faire face lorsqu’elle sort de chez elle.

Rien qu’une fille

Outre son équilibre chancelant lorsqu’elle marche sans déambulateur, Mme Bertrand, que j’aurai beaucoup de mal à ne pas appeler Janette, ne fait pas du tout ses 98 ans. L’adjectif « incroyable » est employé à tort et à travers, mais il y a bel et bien quelque chose de purement incroyable dans sa vivacité d’esprit, dans son humour et dans sa connaissance des enjeux qui animent l’actualité.

Le récent dossier de la collègue Léa Carrier sur la résurgence masculiniste l’a d’ailleurs beaucoup alarmée, et n’y a-t-il pas quelque chose de profondément affligeant à ce qu’elle ait à vivre un énième épisode du genre ? Mais comme elle le dit si bien, on ne met pas fin à « 8000 ans de domination des femmes » par les hommes sans résistance. Si l’émission existait toujours, elle aurait assurément là un riche sujet à explorer à la table de Parler pour parler.

Mme Bertrand est née à une autre époque – je sourcille quand elle glisse au détour d’une phrase que Lionel Groulx lui a enseigné –, mais elle est indéniablement une femme de notre époque.

Une femme, féministe, qui n’a pas dit son dernier mot contre le patriarcat, ce qui aura bien sûr été le combat de toute son existence. Un combat fait de nombreuses avancées et de presque aussi nombreux ressacs. Changer des couches ? Tel était son destin ainsi que celui de toutes les femmes au Québec, rappelle la plus chaleureuse des rebelles dans Ma vie en trois actes, son autobiographie lancée en 2004, dont une nouvelle édition augmentée vient de paraître.

Mes frères avaient tout, tout, tout. Ils pouvaient prendre l’auto de papa, ils avaient de l’argent de poche, ils faisaient le cours classique. C’était des dieux, mes frères. Moi, j’étais – c’est ce que mon père disait – rien qu’une fille. Il y en a beaucoup qui l’acceptaient, d’être rien qu’une fille. Moi, j’ai dit non.

Janette Bertrand

Alors elle s’est donné comme mission d’améliorer le sort des femmes en améliorant le sien. « C’était égoïste, au fond », souligne-t-elle. Voilà, vous en conviendrez, une bien humble lecture de son apport.

Croire en l’humain

Janette Bertrand ne ralentit pas. Il y a deux week-ends, elle passait plusieurs heures à rencontrer ses lectrices et lecteurs au Salon du livre de Montréal. Tout de suite après notre visite, mercredi dernier, elle était attendue quelque part au centre-ville, pour un tournage. L’omnicommunicatrice multiplie les entrevues, alors que sa place au panthéon des bâtisseurs du Québec moderne est depuis longtemps cimentée.

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Janette Bertrand en entrevue avec notre journaliste

« C’est parce que je suis consciente qu’il y aura peut-être quelque chose que les gens pourront prendre dans ce que je dis, explique-t-elle. Moi, je suis une voleuse, je m’accapare ce dont j’ai besoin dans la lecture, au cinéma, au théâtre. C’est pour aller chercher des choses qu’on lit, qu’on sort. Des fois, tu ne trouves rien, mais d’autres fois, tu trouves une phrase qui va marquer ta vie. »

Ce qui la rend heureuse aujourd’hui ? Une boîte de May West rapportée du supermarché par son jeunot d’amoureux, Donald, de 22 ans son cadet. Une virée de magasinage avec sa fille aînée, Dominique, qui a 75 ans (le plus jeune de ses arrière-petits-fils, lui, a 1 an). Aller voir jouer au théâtre sa « chum » Debbie Lynch-White.

Mais ne pas ralentir est aussi pour Janette Bertrand une manière d’honorer le cadeau qu’elle recevait, au début de l’âge adulte, en survivant – presque un miracle – à la tuberculose, après 10 mois de ce qu’on appelait la grande cure.

« J’étais sûre qu’à l’automne, les feuilles tomberaient et que moi, je mourrais », se souvient-elle en évoquant les autres jeunes patients qu’elle voyait partir, les pieds devant, avec le camion de la morgue. « Alors quand tu restes en vie, après être passée si près de la mort… » Elle ne finira pas sa phrase, mais ses points de suspension diront tout.

Janette Bertrand ne croit pas en Dieu. « Mais je crois en l’humain. Je crois qu’on n’a que la vie. J’y crois très fort. Et c’est pour ça que je vis tellement intensément. C’est qu’il faut la vivre, cette vie-là, jusqu’à la fin, parce que j’en aurai pas d’autre. »

Ma vie en trois actes – Nouvelle édition

Ma vie en trois actes – Nouvelle édition

Libre Expression

480 pages

Trois citations tirées de notre entretien

À propos de son empathie

« J’ai découvert en allant à la rencontre des autres que je ne jugeais jamais et que dans le public, on savait que je n’allais pas juger. J’essayais simplement de comprendre. Mais comprendre, ce n’est pas juger. Et comprendre, ce n’est pas approuver. C’est un beau cadeau que la vie m’a fait, de ne pas juger, mais c’est peut-être parce que je ne voulais pas moi-même l’être. »

À propos des bénéfices de l’âge

« Ce qu’il y a de merveilleux, quand tu vis longtemps, ce n’est pas que tu deviens sage, mais que tu as du recul. J’en ai toujours voulu à ma mère de ne pas m’avoir aimée, mais elle n’en était pas capable, je le comprends de mieux en mieux aujourd’hui. Tu ne peux pas cependant te dire, quand t’es jeune, “je comprendrai plus tard”. Ça, c’est de la paresse. »

À propos de son amitié avec l’artiste abénaquise Alanis Obomsawin

« Alanis Obomsawin me disait : “Ce que tu as appris à l’école, c’est faux.” C’est elle qui m’a enseigné, qui m’a ouvert l’esprit, qui m’a dit : “Vous nous avez volé les terres, vous avez voulu nous tuer et vous n’avez pas réussi.” J’étais troublée. Troublée ! J’allais dans mes livres d’histoire et ce n’était pas ça qui était écrit. C’était le contraire. [Notre prise de conscience par rapport à notre rapport avec les peuples autochtones], c’est une avancée énorme. »