Saint-Hyacinthe a toujours été porté sur l'agroalimentaire. La ville a le plus vieux marché public du Québec, des centres de formation, un environnement agricole. Mais ces jours-ci, ce sont les artistes qui prennent le contrôle de la bouffe. Durant plus d'un mois, lA manipulation Orange met l'art contemporain et l'alimentation dans la même assiette et dresse des constats parfois difficiles à digérer.

Pour réaliser son oeuvre au centre-ville de Saint-Hyacinthe, Cosimo Cavalaro n'a pas utilisé une seule goutte de peinture. Il s'est installé dans un petit appartement et y a largué 518 litres de ketchup. Il a tout couvert : les murs, les meubles, les souliers qui traînaient par terre, le frigo. La sauce rouge frappe l'oeil, on pense inévitablement à un carnage. Mais l'odeur, elle, entre dans les narines des visiteurs qui s'attardent sur place. Elle y reste des heures après qu'on a quitté l'endroit et rappelle que le ketchup, en plus des tomates, est bel et bien fait principalement de sucre et de vinaigre.

Bienvenue à Orange, une exposition qui met l'art contemporain et la bouffe dans la même assiette.

« C'est une manifestation très intellectuelle, mais c'est surtout très sensuel, assure l'une des trois commissaires, Sylvette Babin. C'est aussi très ludique.»

La nourriture comme objet d'art peut effectivement devenir un jeu. « Ça nous ramène à l'enfance, dit-elle. On a tous joué avec notre nourriture. » Une oeuvre présentée auparavant était entièrement faite de maïs soufflé. L'installation était jolie et étonnante, mais soulevait néanmoins le problème du maïs en tant que monoculture. Cette fois, c'est l'appartement ketchup qui risque d'attirer le plus de curieux.

« Il y a plusieurs niveaux dans cette exposition, indique Sylvette Babin. Les gens ont parfois peur de ne pas comprendre, mais le public va se promener dans les oeuvres et va se faire sa propre idée de ce que les artistes ont fait et ont voulu exprimer à propos de l'agroalimentaire.»

La triennale d'art contemporain se tient pour la troisième fois à Saint-Hyacinthe, capitale agroalimentaire du Québec. La nourriture a toujours été au coeur des expositions, mais cette fois, on s'est aussi intéressé à l'éthique de l'assiette. Le jeune Américain Joseph Kohnke a fait des petits puits de pétrole avec des fourchettes de plastique jetables, symbole de l'importance du pétrole dans l'alimentation. Dean Baldwin présente une installation participative, une sorte de buffet dans lequel les visiteurs peuvent puiser. Le travail du Québécois Michel Boulanger s'intéresse au problème du territoire et de l'agriculture.

Et il y a le cas Cosimo Cavallaro. « Lorsque j'étais étudiant en art, j'ai vu des enfants jouer avec leur nourriture et j'étais jaloux d'eux. C'est la forme d'expression la plus pure qui soit, jouer avec ses aliments », explique l'artiste, au milieu de ce paradis de tomates liquides. Une petite fenêtre a été laissée ouverte pour l'aération, ce qui ne laisse pas assez d'espace pour évacuer cette odeur aigre-douce. « Quand j'ai débuté le travail, je me suis aussi rendu compte à quel point je suis conditionné par les pressions sociales, dit-il. Je me sentais coupable de gaspiller de la nourriture et d'utiliser un appartement qui pourrait être habité.»

L'oeuvre s'appelle Exit : A Room in Ketchup. Cosimo Cavallaro avait déjà fait une expérience semblable, avec du fromage. Pourquoi cette obsession de la bouffe ? Raisons culturelles. L'artiste, né à Montréal, est d'origine italienne. Dans son enfance, lorsque la parenté venait en visite, elle apportait un cadeau pour le petit Cosimo. Le cadeau sentait inévitablement le fromage, car il avait traversé l'océan dans la même valise qui cachait aussi le fromage. La tomate, à l'automne, ça allait de soi. C'est la période des récoltes. Le temps où les familles italiennes font les conserves. « Dans ma famille, ça durait une semaine ! « lance-t-il. Signe des temps, il a préféré le ketchup, symbole de notre ère de prêt-à-manger qui utilise des produits préparés dans une industrie plutôt que dans une corvée familiale.

Au-delà de ses souvenirs sensoriels, l'artiste confie une fixation alimentaire. « La première chose à laquelle je pense quand je me réveille le matin, c'est la bouffe, dit-il. Et j'y pense toute la journée.»

Orange commence aujourd'hui. Deux publics s'y intéressent. Les amateurs d'art qui fréquentent naturellement les galeries. Puis les gens d'agroalimentaire qui entendent parler d'Orange dans des médias spécialisés. Il y a trois ans, La semaine verte avait fait un reportage sur la manifestation. Des gens d'agriculture avaient été intrigués et étaient allés voir par eux-mêmes ce qui mijotait à Saint-Hyacinthe. Les organisateurs espèrent 10 000 visiteurs, jusqu'à la clôture, le 25 octobre.

Orange, l'événement d'art actuel de Saint-Hyacinthe ; infos : www.expression.qc.ca/orange3

Faux mets chinois

Il y a des restaurants chinois partout sur la planète. Si on prenait le temps de faire une analyse de leurs menus, on trouverait des différences qui en disent long sur la culture d'adoption de ces restaurateurs-immigrés. Les repas seraient certainement plus épicés en Inde et plus sucrés aux États-Unis, explique l'artiste Shelly Low. Les menus sont aussi témoins de leur époque. Lorsque les parents de Shelly Low ont ouvert la Pagode royale, dans l'est de Montréal dans les années 70, ils ont adopté la mode « des buffets polynésiens et chinois «. « Les gens étaient suspicieux dès qu'on parlait de cuisine chinoise, explique l'artiste. Ils croyaient qu'on mangeait des chats, des chiens, des rats. Alors c'était impossible de mettre des pattes de porc au menu. Les clients voulaient de la friture, alors il y avait de la friture. Ils voulaient des sauces sucrées, alors il y avait au menu de belles sauces brillantes d'un rouge vif. » Cette belle imposture culturo-gastronomique est au coeur du travail de l'artiste. « Nous ne mangions jamais cette nourriture à la maison «, peut-on lire, en trois langues, sur les assiettes de l'oeuvre présentée à Orange. Low veut mettre en image ce mirage de la Chine qui est encore présent dans plusieurs restaurants.

 

Photo: André Pichette, La Presse

Le kidnapping de Ronald

Ce n'est pas la première fois que Thierry Arcand-Bossé s'intéresse au kidnapping dans ses tableaux. Mais c'est la première fois que les ravisseurs s'attaquent à un personnage avec une charge symbolique de la trempe de... Ronald McDonald ! Pourquoi ce pauvre clown est-il emmené de force, menottes au dos, par une bande de voyous anonymes qui s'apprêtent à le mettre dans le coffre de leur voiture ? Il n'y a pas de réponse ni sur le tableau ni dans la tête de l'artiste. Le choix de la victime n'est pas pour autant innocent. « On a tous besoin de nourriture, tout le monde doit manger, mais ce n'est pas tout le monde qui peut manger à sa faim «, dit-il. McDo est partout sur la planète et a marqué la culture populaire, explique aussi l'artiste, qui aime flirter avec la bande dessinée. Pourtant, dans cette toile faite spécialement pour Orange, le clown mis à part, la scène est plutôt dramatique. « C'est comme une scène au cinéma, dit Thierry Arcand-Bossé. C'est une image arrêtée d'un film. Il y a du drame à l'excès. J'ai mis des arbres noueux en décor. Des volcans. « « La thématique peut certainement piquer la curiosité des gens », concède l'artiste, qui avoue aussi que cela lui permettra peut-être de rejoindre du coup un public plus large.

Photo: André Pichette, La Presse

Semer et jeter

« Le collectif ne prétend pas faire des oeuvres engagées. Nous faisons une réflexion esthétique. « L'avertissement vient de Noémie Payant-Hébert, jeune artiste installée au Saguenay, où elle travaille avec trois collègues au sein de Cédule 40. Curieux, car à vue de nez, l'oeuvre de Cédule 40 est certainement parmi celles qui semblent le plus « engagées « de la manifestation Orange. Et peut-être celle qui est le plus loin de l'esthétisme artistique au plan formel. Il s'agit d'une roue de tracteur qui jouxte un semoir. Le visiteur peut la pousser pour semer des graines. Mais s'il le fait, il détruira du coup la semence du visiteur précédent puisque l'appareil trafiqué possède aussi un râteau. Que comprendre ? Que nous appauvrissons nos sols en les travaillant continuellement ? Que nous gaspillons la nourriture ? Que notre gestion individualiste de l'agriculture ne mène à rien de bon collectivement ? Tout cela et rien de cela. Comme la plupart des artistes présents, Noémie Payant-Hébert explique que l'interprétation du visiteur prend toute la place dans l'oeuvre. Elle ajoute que s'il y a critique, elle s'adresse davantage au consommateur qu'à l'agriculteur. « Les consommateurs veulent une agriculture plus environnementaliste, mais refusent de faire des actions au plan individuel. Ils sont contre les mégaporcheries, dit-elle. Mais combien y pensent encore à l'épicerie au moment d'acheter un paquet de porc ?»