L'internet et ses nouvelles banques de photos libres de droits ont causé un séisme au sein du club sélect des photographes d'agence. Grâce aux sites de micro stock, n'importe qui peut maintenant acheter et diffuser des images pour quelques dollars. Une révolution qui a exercé une pression à la baisse sur l'ensemble des tarifs de l'industrie, mais qui fait faire des affaires en or à des centaines d'amateurs. Et qui contribue paradoxalement à hausser les normes de la photographie. En ce Mois de la photo, La Presse explore le phénomène.

Lise Gagné a découvert le site istockphoto.com en 2003, lorsqu'elle travaillait pour une boîte de graphisme à Québec. Son patron lui demandait souvent de «voler» des photos dans les grandes banques d'images, puis de les trafiquer pour éviter de débourser des centaines, voire des milliers de dollars pour l'achat et les droits d'utilisation.

 

«Je ne trouvais pas cela éthique, mais il y a peu de petites entreprises qui ont l'argent pour se procurer des photos des grandes agences, raconte-t-elle. En fouillant sur l'internet, j'ai découvert que je pouvais obtenir des images pour seulement dix cents ou en échanger! C'est là qu'a commencé mon histoire d'amour avec iStockphoto.»

Le coup de foudre de Lise Gagné se transforme rapidement en affaire lucrative. Elle commence à échanger les photos qu'elle capte dans ses temps libres avec une caméra de deux mégapixels achetée chez un prêteur sur gages.

À sa grande surprise, ses photographies sont téléchargées par des milliers de clients. Maintenant, Lise Gagné a déposé 6500 photos et les sous s'accumulent: elle dit empocher un salaire annuel «dans les six chiffres» grâce à sa nouvelle carrière.

Une fois par semaine, presque sur un coup de tête, la résidante de Québec se lance dans un shooting. Joggers, chapeaux de fête, ustensiles de cuisine, cols blancs devant leur ordinateur: ses sources d'inspiration sont aussi banales que variées.

«Ma photo la plus populaire s'est vendue à près de 10 000 exemplaires. IBM, BlackBerry et Desjardins ont utilisé mon matériel dans leurs campagnes. J'ai vu mes photos sur des panneaux publicitaires à New York, en Argentine, à Montréal et à Calgary! Selon la taille des photos ou les licences d'utilisation, je fais entre 40 cents et 22$ le téléchargement.»

D'après Lise Gagné, ils sont plusieurs centaines de photographes improvisés à gagner leur vie de la même manière. Ancien graphiste établi à Vancouver, Nuno Silva en fait partie depuis trois ans. Il a déposé 3000 photos jusqu'ici. «Je pense que le micro stock a démocratisé le métier de photographe. Sans iStockphoto, je n'aurais jamais envisagé cette carrière», dit-il.

«Je comprends nos détracteurs. Les photographes traditionnels ont mis beaucoup de temps et d'énergie à développer leur carrière. Mais en même temps, je considère que c'est une évolution naturelle de notre système économique. Il y aura toujours quelqu'un de prêt à vendre son produit moins cher.»

Accident de parcours

À l'instar de la carrière de Lise Gagné, le lancement de iStockphoto est un «accident de parcours», raconte Kelly Thompson, directeur des opérations de la compagnie.

«À sa création en 2000, c'était uniquement un site d'échange pour les amateurs, mais le trafic sur le portail est devenu tellement important que nos frais de gestion de réseau se chiffraient à 10 000$ par mois.»

Afin d'éviter la faillite, les administrateurs du site web calculent qu'ils doivent facturer 20 cents par téléchargement.

«Un peu à la blague, nous avons décidé d'ajouter une somme symbolique de 5 cents pour les photographes», explique Thompson. Mais l'effet boule de neige a été tellement important qu'aujourd'hui, nous versons 1,2 million de dollars de dividendes par semaine à nos collaborateurs.»

Depuis l'arrivée d'iStockphoto, une vingtaine de sites basés sur des modèles d'affaires similaires ont commencé à émerger sur internet. Ils sont des centaines de milliers (70 000 du côté de iStockphoto) à tenter leur chance sur des portails comme Stockxchange, Bigstockphoto, Stockxpert, Photoshelter, Dreamstime, Fotolia et Shutterstock.

L'arrivée de ces nouvelles banques d'images, baptisées micro stock, a toutefois changé la donne dans l'industrie de la photographie d'illustration, communément appelée la photo stock shot.

Ces photothèques contiennent des millions de photographies dans lesquelles les médias, les agences de pub, les graphistes, les artistes et les entreprises peuvent puiser en échange d'un abonnement annuel. Les photographies peuvent également être achetées à la pièce.

Essentiellement, deux grands acteurs se partagent le marché: Getty Images et Corbis. Flairant la bonne affaire, Getty Images a d'ailleurs acheté iStockphoto il y a quelques années.

Pas lucratif pour tous

Mais l'arrivée du micro stock n'a pas été célébrée par l'ensemble des professionnels de la photographie.

«Le monde de la pub et de l'imagerie est en difficulté, alors pourquoi est-ce que les entreprises iraient payer 1000$ pour une photo?» lance le professeur de photographie au cégep du Vieux-Montréal Martin Benoît.

«Beaucoup de gens y trouvent leur compte. Côté prestige, ils ne sont pas fiers d'acheter ce genre d'images, mais ils en sont fiers en ce qui concerne le portefeuille! Ce qui est sûr toutefois, c'est que cela a fait baisser la facturation de la photographie à tous les niveaux. Le photographe commercial ou de stock shot qui veut rester dans le marché doit baisser ses prix.»

«J'ai souvent rencontré des photographes fâchés, qui voulaient que je débarque de là, j'ai même reçu des courriels de menace, confirme Lise Gagné. «Mais est-ce que je nuis aux autres photographes? J'ai travaillé comme graphiste et je peux vous assurer qu'il y a beaucoup de gens qui volent les images. Moi, je le fais pour les plus petits, pour ceux qui n'ont pas d'argent.»

Le photographe artistique et publicitaire, Jean-François Gratton, croit toutefois que la photographie de pointe survivra à l'avènement du micro stock. «C'était beaucoup plus menaçant au début, mais les clients ont eu le temps de vivre de mauvaises expériences», explique le capteur d'image établi à Montréal.

«Par exemple, il est arrivé que des compétiteurs achètent les mêmes photos pour leurs campagnes de pub ou leurs brochures. Ils ne veulent plus vivre cela et les entreprises sont, je pense, prêtes à payer pour l'exclusivité. Par ailleurs, il y a tellement de mauvaises images qui s'accumulent sur le web que ça valorise les images d'exception faites par des artisans.»