Si votre corps avait une deuxième vie, quel objet voudriez-vous qu'il incarne? De la science-fiction? Plus maintenant. L'artiste russe Andreï Molodkin a mis au point une technique pour cuire des corps humains jusqu'à ce qu'ils deviennent une huile brute. Son macabre projet repousse les limites d'une tendance forte chez les artistes contemporains: le corps humain et ses fluides comme matière première.

«Si les gens se sentent provoqués par mon idée, c'est leur choix.» L'artiste Andreï Molodkin se voulait philosophe mercredi dernier, à la galerie Orel Art, à Londres. Toutefois, on peut difficilement trouver plus choquant que son projet de cuire sous haute pression des corps humains pour les transformer en huile.

En clair, le Russe de 43 ans prévoit chauffer des cadavres morcelés dans des autoclaves, ces fours industriels, pendant quelques mois, jusqu'à ce qu'ils produisent une résine jaunâtre. La substance sera ensuite coulée dans un moule en polymère acrylique choisi par les défunts.

L'alchimiste de la chair humaine invite les gens à lui léguer leur dépouille. À ses yeux, il leur offre le paradis, rien de moins.

«Comme pour les dinosaures, nos corps deviendront pétrole après quelques millions d'années. Ils brûleront à leur tour dans une voiture ou un moteur quelconque. Autrement dit, en enfer. Je propose de transformer les corps des gens en une huile qui sera exposée dans un musée. Ce qui veut dire qu'ils seront au paradis car leur huile ne sera jamais brûlée», dit-il en riant de sa métaphore.

Trois personnes ont déjà signé leur accord. Le journaliste de la BBC, Sasha Gankin, souhaite que son huile corporelle soit introduite dans le moule d'un cerveau. L'actrice porno Chloë des Lysses veut se réincarner en mains jointes pour une prière. Et pour ce qui est d'un sidéen new-yorkais... laissons Andreï Molodkin expliquer lui-même sa dernière volonté.

«Il aimerait que sa graisse soit versée dans la sculpture d'un pénis qui pourrait servir de jouet sexuel, explique doucement l'artiste, sourire en coin. Son rêve est de faire jouir des gens après sa mort. Il est si excité par cette idée que sa santé s'est améliorée, ce qui n'est pas une bonne nouvelle pour moi!»

Une mauvaise blague? Andreï Molodkin a peut-être un humour morbide mais il prend son art au sérieux. Il a déjà fait plusieurs tests sur des carcasses animales avec ses immenses autoclaves. Il s'est brûlé la peau à plusieurs reprises et son atelier a failli être réduit en cendres.

«Son studio ressemble davantage à un laboratoire qu'à un repaire d'artiste, affirme Sasha Gankin, le journaliste volontaire qui habite à Paris comme Andreï Molodkin. Il y a des récipients et des pompes partout.»

Sasha Gankin n'est pas du tout troublé à l'idée d'être bouilli plutôt qu'enterré à sa mort. «J'ai grandi dans l'ancienne URSS où nous n'avions pas cette notion religieuse et sacrée du corps. Je trouve amusante l'idée de devenir un cerveau.»

Du sang et du pétrole

Le pétrole est un thème fétiche pour Molodkin, né à Boui, une petite ville industrielle du nord de la Russie. Lors de son service militaire, il se réchauffait à l'huile dans les trains qui transportaient des missiles. Au bout de quelques jours, il en était imbibé de la tête aux pieds. Plus jeune, il tuait le temps entre les fioles de sa mère chimiste.

À la Biennale de Venise, où il représente la Russie cette année, deux reproductions de la statue de la Victoire de Samothrace sont tour à tour injectées de pétrole et de sang. Le sang provient de sept soldats russes ayant combattu en Tchétchénie, une république riche... en pétrole.

L'usage de fluides corporels dans l'art n'est pas nouveau. Toutefois, Andreï Molodkin, qui a exposé de Miami à Milan depuis 2002, brise un tabou chez les artistes: la manipulation du corps d'autres personnes.

Tabous et stéréotypes

Cette approche soulève plusieurs questions éthiques, affirme Andrew Renton, professeur d'art à l'université Goldsmiths.

«En art, le corps humain est synonyme d'humanité, explique-t-il. On ne peut parler d'humanité en bouillant des cadavres. M. Molodkin s'aventure sur un terrain dangereux. Qu'arrive-t-il si le procédé de transformation échoue?»

Malgré une couverture de presse respectable, le projet de Molodkin n'a pas encore suscité de polémique. Cela pourrait changer s'il met son plan à exécution.

«Le milieu artistique est très ouvert d'esprit. Il est capable d'absorber toutes sortes de transgressions. La société en général, beaucoup moins», soutient Andrew Renton.

Même son de cloche du côté de Sandy Nairne, directeur de la National Portrait Gallery. «Comment s'assurer que la dignité des cobayes sera respectée?» demande-t-il.

Ces questions morales ne tourmentent pas Andreï Molodkin. «Je n'ai pas la réponse à tout. Mais je crois que nous devons briser des stéréotypes à propos de notre vie terrestre.»

L'art corporel en quatre dates-choc

«Paysage Fautif 1946, sperme sur satin». Marcel Duchamp, un artiste majeur du dernier siècle, intitula ainsi la première oeuvre dont l'origine corporelle ne faisait aucun doute. L'usage du corps par les artistes ne date pas d'hier mais il s'est intensifié à partir de la libération sexuelle des années 60. Pour les experts, ce mouvement est une réflexion sur l'identité, la mortalité et les tabous culturels. En voici quatre exemples célèbres:

> 1975: Lors d'une performance, l'artiste américaine Carolee Schneemann sort un rouleau de papier de son vagin sur lequel elle lit un discours féministe.

> 1987: Andres Serrano fait scandale aux États-Unis avec son oeuvre Piss Christ, la photographie d'un crucifix submergé de son urine. Plus tard, il réalisa des images abstraites de sang et de sperme.

> 1991: Le sculpteur britannique Marc Quinn réalise un moulage de sa tête confectionné avec son sang congelé. Intitulé Self, son autoportrait a été acheté cette année par la National Portrait Gallery au coût de 500 000 dollars canadiens.

> 1995: Les enfants terribles de la scène artistique de Londres, Gilbert et George, produisent The Naked Shit Pictures. Dans cet autoportrait, ils apparaissent aux côtés d'étrons géants.