Terroristes, tueurs en série, crashs d'avions, édifices en ruine, autant de sujets graves et provocants que Marc Séguin, un des chefs de file de l'art contemporain québécois, n'hésite pas à traiter dans ses tableaux. Ces jours-ci, cet artiste de 40 ans, père de quatre enfants, qui partage sa vie entre sa ferme bio à Hemmingford et son atelier à Brooklyn, est le sujet d'un documentaire qui prend l'affiche sous le titre Bull's eye, un peintre à l'affût.

Il fut un temps où Marc Séguin recevait les journalistes dans son atelier de la rue Bellechasse. C'était avant d'acheter la ferme à Hemmingford, avant l'accident de sa blonde qui a eu les jambes broyées par un chauffard avant la naissance du petit dernier et avant que Séguin ne découvre que son naturel chaleureux et noceur était en train de bouffer son temps et sa peinture.

Aujourd'hui, lorsque Marc Séguin rencontre les journalistes, il n'a plus nulle part où aller à Montréal sinon au Pied de cochon, le restaurant de son grand ami Martin Picard. C'est là que je le retrouve, assis dos à la fenêtre, avec sa mauvaise cicatrice fichée dans son arcade sourcilière qui lui donne un petit air à la Harry Potter et ses cheveux roux comme un buisson en feu au milieu de la forêt des chaises posées sur les tables.

Même si le restaurant est fermé pour l'après-midi, livreurs et employés vont et viennent dans un ballet agité qui convient parfaitement au tempérament de Marc Séguin, ou du moins à ce que j'en ai perçu dans le documentaire Bull's eye, un peintre à l'affût de Bruno Boulianne.

Vivre au Québec, peindre à Brooklyn

Tourné entre septembre 2008 et novembre 2009, le film suit Séguin avec sa blonde et ses quatre enfants dans sa vie de tous les jours à Hemmingford, où il a une érablière, des poules et un potager, puis sur la route 87, sur laquelle il file pendant cinq heures pour aller peindre dans son atelier à Brooklyn. Ce qui est frappant avec ce film, c'est que son sujet principal est constamment en action et en mouvement. Un peu comme si Marc Séguin avait un ressort interne qui l'empêchait de s'asseoir, au sens littéral et figuré.

Un seul événement calme son tourbillon: la saison de la chasse. Marc Séguin est un chasseur patient et extrêmement chanceux. On le voit dans le film abattre d'une seule balle un orignal de plusieurs tonnes. Pour ce faire, il a attendu six heures tapi dans le bois en étant parfaitement immobile et silencieux. Je me demande même si, pendant cette longue parenthèse, Marc Séguin s'est gardé de respirer. Il en serait bien capable, tout comme il est capable de faire bien des choses: la première et la plus étonnante étant de jouer avec les couleurs même s'il est daltonien et de transformer des sujets graves, violents et morbides en magnifiques toiles puissantes, poignantes et maîtrisées.

Pourtant, à 19 ans, en s'inscrivant aux beaux-arts de l'Université Concordia, il ne brûlait pas de devenir peintre. «Honnêtement, j'y suis allé pour acheter du temps. Je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire dans la vie. En même temps, c'est normal qu'un jeune ne pense pas spontanément à devenir peintre. Il n'y a rien dans la société qui l'incite à le faire. Il n'y a pas de modèles. Les peintres ne sont pas des héros et leur art existe dans une sorte de monde parallèle dont on ne parle jamais.»

Les millionnaires de l'art

Marc Séguin a raison. Il faut être un peu fou pour décider de devenir peintre au XXIe siècle. Pas nécessairement parce qu'on va crever de faim. À cet égard, les cas de l'artiste britannique Damien Hirst qui vaut près de 400 millions, et celui de Jeff Koons, un autre millionnaire de l'art, sont éloquents. Marc Séguin n'est pas dans ces ligues-là, mais il gagne bien sa vie, certains de ses tableaux se vendant jusqu'à 50 000$. Il reste que le problème pour un peintre du XXIe siècle, ce n'est pas tant l'argent que l'époque dans laquelle il vit et dont il doit rendre compte sans complaisance ni compromis. Marc Séguin en a fait son credo.

«Je déteste le statu quo, plaide-t-il. Je refuse l'idée que la vie moderne nous anesthésie et nous endorme. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de brasser et de secouer le monde avec un art archaïque et artisanal. En tant qu'artiste vivant à l'époque où je vis, je ne peux pas peindre des petits chiens aux yeux tristes ni faire des tableaux décoratifs. Il faut que ça marque, que ça laisse une trace.»

Cette trace dont parle Marc Séguin est souvent, dans son cas, une longue traînée de sang. La mort est présente dans pratiquement tous ses tableaux et ses sérigraphies. Qu'il s'agisse d'un oiseau abattu qui file droit comme une flèche vers le sol ou d'un avion écrasé qui n'est plus qu'un amas de métal tordu et de fumée, Marc Séguin n'esquive jamais la noirceur.

Récemment il a poussé la démarche jusqu'à l'extrême en peignant avec des cendres humaines remises par un ami. «Il savait que je peignais déjà avec des os carbonisés d'animaux. Il m'a donné les cendres de sa mère en disant qu'au contact de la toile, elles me donneraient une teinte parfaite de gris. Il avait raison. J'ai réfléchi à ce que je pouvais peindre avec ce matériau et pour en préserver le caractère sacré, j'ai opté pour des ruines d'églises. Quand je peins avec des cendres humaines, je le fais avec respect et révérence. C'est chargé de sens. C'est la vie et la mort. On ne joue pas avec ça.»

Depuis, Séguin a peint cinq immenses toiles avec des cendres humaines, dont une où figure une horloge. L'heure a laquelle elle est arrêtée correspond à l'heure de la mort de la personne dont il a utilisé les cendres. L'idée, pour macabre qu'elle soit, a un aspect écologique puisque les cendres sont recyclées en art. Elle a aussi un aspect commercial. Séguin pourrait très bien lancer une petite entreprise où les cendres d'un mort serviraient à faire son portrait.

Le seul hic, c'est que cette récupération est contraire à son éthique et à sa démarche artistique. «Jamais je ne peindrai le portrait d'un défunt dont on m'a donné les cendres et jamais je ne vais exploiter un filon en me répétant tableau après tableau. Un jour, comme avec toutes les séries que j'ai faites, je vais me tanner et explorer quelque chose de nouveau.»

Le crash d'avion dans le salon

Une question demeure: qui a envie d'avoir un tableau de ruines pétries de cendres humaines dans son salon? Qui veut acheter une toile mettant en scène un crash d'avion ou un terroriste vêtu d'une robe soleil? Marc Séguin répond qu'il a noté un décalage entre sa production courante et ce qu'il vend, comme si les collectionneurs avaient besoin de laisser passer quelques années et de digérer le choc d'un tableau avant de l'installer dans leur maison. Chose certaine, ses tableaux finissent toujours par trouver preneur.

À Montréal, il est représenté par la galerie Simon Blais, où ses nouvelles oeuvres seront exposées du 18 septembre au 2 octobre avant de prendre le chemin de galeries à New York et en Europe où des acheteurs audacieux l'attendent. Tout dernièrement par exemple, un lord et une lady ont acheté une toile de la série des terroristes en robe soleil pour leur beau-frère musulman. C'est tout dire. «En art, la seule chose qui n'est pas achetable, c'est l'idée qu'on se fait de l'art et la liberté de l'artiste», lance Marc Séguin avec conviction.

C'est sans doute cette soif de liberté qui l'a poussé à prendre un atelier à Brooklyn, où il s'enferme deux ou trois fois par mois pour peindre. «C'était une question de survie artistique. Je voulais me mettre en danger, recommencer à zéro en quelque sorte. Pendant six mois, j'ai eu la chienne parce que ça coûtait cher et puis les choses se sont placées. Maintenant, quand je reviens à la maison, je ne suis plus un peintre. Je suis un père de famille, qui élève des poules, fait pousser des légumes et qui veut le meilleur pour sa famille.»

Il est aussi un écrivain à ses heures, dont le premier roman La foi du braconnier a remporté le prix des collégiens au printemps dernier. En fait, Marc Séguin est beaucoup de choses et de personnes à la fois. Peut-être est-ce la meilleure façon d'être un authentique artiste du XXIe siècle.

Marc Séguin en un clic bio

Naissance 20 mars 1970 à Ottawa

Père Directeur des ressources humaines

Mère Technicienne en labo de biochimie

Premier mentor Molinari

Première expo 1996, galerie Plein sud, Longueuil

Premiers boulots Peintre de clochers d'église et gardien de nuit au laboratoire des rêves et des cauchemars du docteur Jacques Montplaisir à Louis-Hippolyte-Lafontaine

Rencontre marquante Jean Paul Riopelle, en 1997, chez lui à l'Estérel

Première expo au Musée d'art contemporain Les Rosaces en 2000

Projets à venir Un deuxième roman et un livre de recettes au sirop d'érable avec Martin Picard du Pied de cochon