À l'occasion de L'éloquence du quotidien, une exposition rétrospective qui lui est consacrée au musée McCord, La Presse a rencontré un des plus grands photographes du Québec contemporain: Gabor Szilasi. D'origine hongroise, cet amoureux du Québec a documenté 50 ans de vie rurale et urbaine, amassant une oeuvre prodigieuse et humaniste de quelque 100 000 photographies.

Il fêtera ses 83 ans dans quelques jours mais Gabor Szilasi (prononcer silachi) a toujours l'oeil vif et des projets plein la tête. Avec derrière lui 30 expositions personnelles et 60 collectives en Amérique et en Europe depuis 1967, Gabor Szilasi a écrit une des plus belles pages de la photographie canadienne... en noir et blanc.

Les 124 clichés exposés jusqu'au 9 février au musée McCord résument bien la démarche artistique et sociale de celui qui a obtenu en 2009 le prix Paul-Émile Borduas, soit la plus belle récompense canadienne en arts plastiques. Gabor Szilasi est un photographe de l'ordinaire, des petites gens, de la campagne et du temps qui passe. Il n'a pas fait de photographies «volées», prises à l'insu des sujets. Il a préféré l'intimité de la rencontre, l'établissement d'une relation tranquille pour créer une oeuvre ethnographique de grande importance historique.

Gabor Szilasi est né le 3 février 1928 à Budapest. Ses parents étaient des bourgeois juifs convertis au protestantisme avant sa naissance. Sa mère a péri dans les camps de concentration en 1944. Le reste de la famille a échappé à ce destin sordide, mais sa soeur et son frère sont morts de maladie en 1943 et 1945.

En 1949, il tente de quitter la Hongrie communiste, mais finit en prison. Après des études de médecine inachevées pour des raisons politiques, il s'achète un appareil photo russe Zorkij en 1952. C'est le début d'une passion. «Mon père faisait des films de famille avec une caméra Pathé 9 mm 5 et mon oncle faisait un peu de photo, dit-il en entrevue. J'avais un intérêt pour la peinture impressionniste, mais l'image photographique était un moyen d'expression qui me convenait.»

En 1956, quelques semaines après l'insurrection hongroise ratée, dont il prend quelques clichés, il s'enfuit avec son père... et ses négatifs. Direction Vienne. Un visa canadien en poche, il embarque à Trieste à destination d'Halifax. Arrivé au Canada en 1957, il est d'abord soigné pour une tuberculose. Puis, il s'installe avec son père à Québec. Homme d'affaires parlant français, celui-ci n'a pas de mal à obtenir un emploi au ministère des Terres et Forêts. Gabor part à Montréal travailler comme technicien de chambre noire au Service de ciné-photographie du Québec. On est en 1959. Gabor Szilasi ne quittera plus Montréal.

Il rencontre l'artiste Doreen Lindsay avec laquelle il se marie en 1962. Elle partage toujours sa vie. Quand des anglophones, effrayés par le FLQ, quittent le Québec, ils achètent une maison à Westmount. Bilingue et fédéraliste, il aurait pu réaliser des portraits de bourgeois anglophones ou partir pour l'Ontario ou les États-Unis. «Ça ne m'intéressait pas. J'aime vraiment beaucoup le Québec.»

Rencontre

Citadin d'origine et curieux, il veut découvrir les Québécois d'un bout à l'autre de la province. Grâce à une bourse, il part en 1970 dans Charlevoix, son premier projet photographique. Ses photos prises à l'Isle-aux-Coudres vont devenir célèbres. Les habitants de l'île ont accepté l'un après l'autre d'être photographiés avec son appareil 4 X 5. «J'aimais rencontrer les gens, communiquer avec eux, dit-il. Et j'aimais la langue.»

«Au début des années 70, on était plusieurs jeunes photographes au sein du Groupe d'action photographique et on avait rencontré Gabor, dit le photographe Michel Campeau. Son travail de Charlevoix a eu une influence immédiate sur nous: cette vision frontale, ce rapport immédiat avec les individus. Gabor est autant un modèle de vie qu'un modèle esthétique.»

Gabor Szilasi se rend ensuite en Beauce, dans Lotbinière, en Abitibi et au Saguenay. Il immortalise partout la transition de la Révolution tranquille entre un Québec religieux et un Québec qui s'émancipe. Il devient historien rural, artisan de la mémoire. Selon Martha Hanna, ex-directrice du Musée canadien de la photographie contemporaine, il a joué «un rôle catalyseur dans le domaine de l'art photographique au Québec».

«Je n'avais pas conscience de ça, dit-il. Pour moi, la quantité d'informations dans l'image était plus importante que la technique. Au début, je ne me considérais pas comme un artiste. C'est le documentaire qui m'intéressait.» Gabor Szilasi a poursuivi son travail tout en enseignant la photo au cégep du Vieux-Montréal puis à Concordia dès 1979. Après sa phase rurale, il a travaillé sur l'évolution de l'architecture montréalaise, prenant notamment 150 photos de commerces de la rue Sainte-Catherine entre 1977 et 1979, puis 10 ans plus tard afin de constater les changements survenus.

Il a aussi réalisé de nombreux portraits d'amis, d'artistes, de patients de l'organisme Les Impatients et aussi de sa femme et de sa fille Andrea. Des portraits où l'on sent parfois de l'humour, jamais de la dérision. Il a toujours travaillé avec la technique argentique mais ne rejette pas le numérique. «Si j'avais 15 ans de moins, je changerais pour le numérique», dit-il.

Il photographie encore aujourd'hui: des poètes et des sujets plus privés, notamment des autoportraits. Il rend hommage à ceux qui ont influencé son travail: François Lafortune au tout début, le documentariste allemand August Sander, Michel Campeau ou les Américains Walker Evans et Paul Strand. «Je voudrais encore réaliser des choses mais je suis content de ma vie. Je vis pour le présent. Après 1/125e de seconde, c'est déjà le passé. Et le futur, je n'y pense pas.»

Le futur devrait réserver une grande place à Gabor Szilasi, selon le collectionneur d'art Alexandre Taillefer, à cause de «l'importance et de la pertinence de son oeuvre dans un contexte nord-américain». «La force de ses photographies, leur irrévérence et leur innovation sont aussi importantes que celles de contemporains comme William Eggleston ou surtout Stephen Shore, dit M. Taillefer. Plus qu'un documentariste ou un reporter, c'est un véritable artiste qui a laissé une trace profonde dans l'histoire de la photographie. Il y a sans l'ombre d'un doute une signature Szilasi, signe des grands artistes. J'espère que l'engouement pour son oeuvre s'accélérera et connaîtra tout le rayonnement local et international qu'elle mérite.»

L'éloquence du quotidien, de Gabor Szilasi, au musée McCord jusqu'au 9 février. Une conversation avec Gabor Szilasi, des artistes et plusieurs de ses amis (Michel Campeau, Aislinn Leggett, Leo Rosshandler) aura lieu au musée le 27 janvier, à 18h. Activité gratuite et bilingue, mais places limitées.

Photo fournie par le musée McCord

Mme Alexis (Marie) Tremblay dans sa chambre à coucher, Isle-aux-Coudres, Charlevoix, septembre-octobre 1970, une des photos qui ont fait la renommée de Gabor Szilasi.