Un défilé de Jean Paul Gaultier est un concert rock à une nuance près: c'est sur invitation. Pour happy few seulement. Mais dès le 17 juin, au Musée des beaux-arts de Montréal, tout le monde est enfin invité à voir l'extraordinaire travail de ce grand créateur contemporain.

Avant juillet 2009, Jean Paul Gaultier n'avait jamais accepté que ses créations fassent partie d'une exposition. Jamais. Ce ne sont pas les offres qui manquaient. Mais en créateur vivant, actif et entièrement engagé dans le présent, la dernière chose que souhaitait le plus «jeune» des créateurs de 59 ans, c'était de mourir prématurément dans un musée. Ça, c'était jusqu'à ce qu'il rencontre Nathalie Bondil.

Début juillet 2009, au Palais de l'avenir du prolétariat dans le 3e arrondissement où il a établi son quartier général, Gaultier présente sa collection haute couture automne-hiver 2009 sous le signe du cinéma.

Au menu, une somptueuse robe en vraie pellicule, dont les longs rubans libres et liquides ressemblent aux filaments d'une méduse, une robe de mariée en forme d'écran de projection et un corset Barbarella qui sera aussitôt adopté par Kylie Minogue qui est dans la salle. Parmi les autres invités, une étrangère au monde de la mode: Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal. Elle a réussi non seulement à obtenir une invitation au défilé, mais une audience avec le pape lui-même en personne. Nathalie Bondil ne connaît pas personnellement Jean Paul Gaultier, mais elle est déterminée à le convaincre de participer à une expo à Montréal.

«Je savais qu'il n'était pas intéressé par une rétrospective à cause de son côté fin de carrière et enterrement, et je le comprenais. Gaultier est resté très branché, très jeune. Il n'est pas du tout en fin de parcours. Ses affaires marchent comme jamais. J'ai donc décidé de l'aborder comme un créateur contemporain en lui proposant une expo en forme d'installation, qui mettrait en vedette l'excellence technique et la beauté plastique de ses oeuvres, mais surtout l'aspect social et le message humaniste qui se dégage de son travail.»

En fine mouche, Bondil table aussi sur Montréal, une ville que Gaultier connaît bien, où il a des amis, où il a déjà eu un chum et où il a découvert au moins deux mannequins: Ève Salvail et Francisco Randez. «À une époque où la dictature d'une esthétique plastique parfaite prime partout, je trouvais important de présenter un créateur qui revendique la liberté de porter ce que l'on veut et surtout d'être soi-même. Il a été le premier à recruter des gens de la rue avec ses castings sauvages où il annonçait: Créateur non conforme recherche mannequins atypiques: gueules cassées ne pas s'abstenir. Il a cherché à déconstruire les codes pour les libérer de leurs préjugés. Le résultat, c'est qu'il a débordé du cadre de la mode pour agir de manière très positive sur la société.»

À la fin de l'exposé de Bondil, Gaultier n'a pas dit qu'il allait prendre le mois pour y réfléchir. «Il a accepté tout de suite, sans hésitation», raconte Nathalie Bondil, pas peu fière de son coup.

La carte maîtresse

De retour à Montréal, la directrice se tourne vers son plus précieux atout et sa carte maîtresse: Thierry Maxime Loriot. Officiellement, il est chef de développement à la Fondation du musée. Mais Loriot, originaire de la ville de Québec, a été mannequin pendant 10 ans pour Armani et Lanvin. Son tout premier contrat de photo était pour une pub de Burberry où il partageait la vedette avec Kate Moss. Rien de moins.

Loriot a un carnet de contacts bien garni où l'on trouve les numéros des plus grands photographes de mode, de Mario Tessino jusqu'à Herb Ritts en passant par Richard Avedon. En plus, il a en poche une maîtrise en histoire de l'art qui lui a permis de travailler sur l'expo Imagine sur John Lennon et sur celle de Yves Saint Laurent. Dernier détail et non le moindre: il est un fan fini de Jean Paul Gaultier. Sachant tout cela, Nathalie Bondil le nomme commissaire de l'expo Gaultier.

«Ma vraie chance dans cette aventure, ç'a été de pouvoir travailler avec un créateur vivant, dans la force de l'âge, au sommet de son art et dont la source créative était encore en pleine effervescence. Inutile de dire que Jean Paul a eu son mot à dire pendant toute la durée du processus. Tout ce qu'il y a dans l'expo, il l'a vu et validé», raconte Loriot.

Le tour de la planète... mode

Si Thierry Maxime Loriot n'avait eu qu'à se rendre aux ateliers de Gaultier pour choisir la crème de ses 150 défilés, la partie aurait été facile et à peine épuisante. Mais ce n'était pas le but de l'exercice ni la nature de l'expo foisonnante qu'il entendait présenter. Il y avait les créations, bien sûr, mais assorties et accompagnées de photos, de vidéos, de croquis, de films, de musiques et d'accessoires. Loriot a fait un époustouflant travail de recherche qui lui a permis de mettre la main sur des choses insoupçonnées par Gaultier lui-même comme cette photo de lui prise par le grand photographe Robert Doisneau, quatre ans avant sa mort. Ou ce vieux magazine des années 80 où Andy Warhol confie que Gaultier est un des plus grands. Ou encore les polaroids des premiers essayages de Madonna à Paris en décembre 1989 dans les ateliers de Gaultier. Même Madonna ignorait leur existence. Loriot a eu la bonne idée de les lui montrer lors de leur première audience dans son appartement à New York. «Je suis arrivée chez Madonna avec une lettre d'introduction de Gaultier. Elle a passé la première demi-heure à me bombarder de questions. Qui j'étais, qu'est-ce que je lui voulais, comment allait Jean Paul qu'elle n'avait pas vu depuis des années. À la fin de l'entretien, elle m'a invité à lui rendre visite dans sa maison de Los Angeles où elle m'a ouvert les portes de ses archives personnelles. C'était assez trippant, merci.»

Après ou avant Madonna, Loriot a également rencontré et interviewé la muse, mannequin fétiche et complice depuis 30 ans de Gaultier, Farida Khelfa, le grand cinéaste Pedro Almodóvar pour lequel Gaultier a dessiné les costumes de plusieurs films, Pierre Cardin, un vieux monsieur de 89 ans avec qui Gaultier a fait ses débuts et qui se souvenait de tout dans le détail, sans oublier Catherine Deneuve, Ève Salvail, Kylie Minogue, la chorégraphe Régine Chopinot et une certaine Carla Bruni.

«Après des contrôles de passeport et d'identité à n'en plus finir, un assistant m'a fixé un rendez-vous à l'hôtel particulier de Carla dans le 16e, à Paris. J'ai sonné, convaincu qu'un valet allait m'accueillir, mais c'est Carla elle-même qui a répondu. Elle m'a fait faire le tour de la maison, le tour de son jardin et on a fini par prendre le thé dans sa cuisine comme si on était de vieux amis. C'était surréaliste», raconte Loriot.

Le fruit de ce long travail qui lui a fait faire le tour de la planète mode se retrouve dans le magnifique catalogue de 450 pages qui accompagne l'expo. Mais surtout, ce voyage au milieu des étoiles et des astres qui ont gravité autour du petit prince de la mode a permis à Loriot de mesurer l'importance et l'abondance de ses réalisations en danse, en cinéma, en musique et dans l'ensemble de la culture populaire.

Des robes orfèvres

Il reste que depuis ses débuts en 1970 chez Pierre Cardin, puis Jean Patou, jusqu'au lancement de sa propre marque, Jean Paul Gaultier a conçu et dessiné des milliers de robes comme autant de sculptures vivantes, chatoyantes et juste assez en avance sur la société pour la surprendre, la choquer et la pousser à changer. L'oeuvre de Jean Paul Gaultier est constituée d'environ 10 000 créations, dont 139 seront exposées à Montréal et déclinées en six thèmes allant du boudoir au laboratoire en passant par la peau, la jungle urbaine et le punk cancan.

Parmi ses créations phares, sa toute première robe, la bénitier Sainte-Nitouche, la robe verte Marsurpilami qui a nécessité 353 heures de travail, la combinaison intégrale en pied de poule et des oeuvres magistrales et spectaculaires issues des séries Les hussardes, Les vierges, Les rabbins chics, Les Indes galantes, sans oublier la robe de mariée en cage portée avec une belle ironie par Rihanna aux NRJ Music Awards et aujourd'hui en attente d'un visa dans un conteneur à Bahreïn.

Comme Gaultier ne voulait pas que ses créations soient suspendues sur des cintres ou alors portées par des mannequins Schlappi standardisés, des mannequins non conformes ont été commandés à la société québécoise Jolicoeur avec le mandat de respecter le casting initial de Gaultier pour la couleur de la peau et le gabarit. Gaultier avait une dernière demande: tombé sous le charme du travail scéno-vidéographique de Denis Marleau et de sa complice Stéphanie Jasmin au Festival d'Avignon, il voulait absolument travailler avec le duo. Le résultat, c'est l'animation d'une trentaine de mannequins dont les visages auront les traits de Virginie Coossa, Ève Salvail ou la soprano Suzie Leblanc, grâce à une technique de projection rappelant Les aveugles de Marleau.

En près de 40 ans de carrière, Jean Paul Gaultier n'a cessé de combattre joyeusement l'uniformité des uniformes, proposant à la place une mode ouverte, singulière, multicolore, métissée et multisexe, où toutes les transgressions étaient permises sauf celle de la discrimination. Ses créations de haute couture, folles, drôles, impertinentes et d'une imagination délirante, sont de véritables oeuvres d'art qui ont nécessité des centaines d'heures à faire. Jusqu'à maintenant, elles n'étaient réservées qu'à une poignée de privilégiées de la planète mode. À Montréal, elles deviendront enfin accessibles à tous, offrant, comme l'écrit Nathalie Bondil, une rencontre sensuelle avec l'original à tous ceux qui n'ont jamais été invités à vivre l'éblouissement des défilés. Si Jean Paul Gaultier avait à placer une annonce cette semaine, à Montréal, nul doute qu'il écrirait «Créateur non conforme cherche public montréalais bigarré, ouvert et curieux: prière de ne pas s'abstenir.»

La planète mode de Jean Paul Gaultier, de la rue aux étoiles, du 17 juin au 2 octobre, au Musée des beaux-arts de Montréal.