Bien connu pour ses peintures de rue réalisées au pochoir, comme ces passages piétonniers entourés de barbelés ou ces fausses pistes cyclables, qui lui ont causé quelques ennuis avec la justice en 2004, l'artiste montréalais Roadsworth investit cette fois - en toute légalité - le Centre Eaton avec une immense installation faite de matières recyclées baptisée Fragile.

Le déploiement de l'oeuvre, qui traverse les cinq étages de l'édifice, s'est faite sur une période de trois semaines. Réalisé avec l'artiste Brian Armstrong, le projet inauguré hier a débuté il y a un an. Un an à fouiller et à trier le contenu des bacs des détaillants pour y récupérer des boîtes de carton, des bouteilles d'eau, des canettes, des cintres, du papier à bulles, etc.

Le but de l'opération: occuper cet espace public, où déambulent plus de 26 millions de passants chaque année, et le transformer en écosystème artificiel, avec un étang, des chutes d'eau, des arbres, des fleurs, etc. «C'est en même temps un hommage et une insulte à la nature», explique Roadsworth (Peter Gibson de son vrai nom), qui souligne toute l'ironie de cette reproduction factice de notre environnement.

Résultat: plus de 13 750 bouteilles d'eau qui forment un étang dans lequel baignent des poissons (en plastique) que l'on peut voir du premier étage. Au-dessus, on peut y voir des quenouilles, des nénuphars, des fleurs et des algues. Sur les murs, d'immenses arbres en carton évoquent une forêt. Le tout avec des effets sonores qui donnent vie à ce décor fait de bric et de brac.

Le nom de cet objet artistique, Fragile, fait référence à l'estampe imprimée sur les boîtes de carton: «C'est devenu un cliché de parler de la fragilité de notre planète, de la fragilité de notre écosystème, explique Roadsworth. C'est devenu un terme galvaudé qui ne veut plus rien dire. Même les boîtes sur lesquelles on a imprimé le mot «Fragile», on les lance sans y faire attention. Dans ce sens, quel meilleur endroit qu'un centre commercial pour exposer tous ces sous-produits?»

Pas qu'un artiste de rue

Inspiré par la sculpture de bouteilles d'eau réalisée par Phil Allard au Centre Eaton en 2007 (appelée De plastique et d'espoir et dont toutes les bouteilles ont été réutilisées), Roadsworth dit avoir profité de l'ouverture de la direction de l'édifice d'Ivanhoé Cambridge pour exprimer ses idées. Mais n'y a-t-il pas contradiction entre les dessins de cet artiste de rue subversif et cette installation quasi institutionnelle?

«Je ne vois pas de contradiction, répond l'artiste de 37 ans, de moins en moins anonyme. C'est vrai qu'on m'a étiqueté comme un artiste de rue, mais j'avais envie de briser cette image, d'essayer quelque chose d'autre. Et puis, je travaille quand même dans un espace public, où je peux jouer avec les attentes des gens, les prendre par surprise. Au fond, c'est aussi une façon de dénoncer notre gestion de l'environnement. C'est une extension de ce que je fais dans la rue dans le sens où j'effectue une transformation de l'espace.»

Est-ce que l'installation va vraiment susciter la réflexion des passants? «Je ne sais pas, nous confie Roadsworth, mais au moins on en parle. J'espère que les gens n'y verront pas une embellification de nos déchets et de notre surconsommation. Une chose est sûre, c'est que moi ça m'a influencé. Même en concevant l'oeuvre, nous nous sommes questionné sur les matériaux que nous utilisions, comme la colle, par exemple.»

Disciple de l'art de l'éphémère, Roadsworth n'a pas pour autant renoncé à ses peintures de rue. «Tant que c'est illégal, dit-il. Il y a tellement de choses terribles qu'on a le droit de faire, notamment dans notre gestion des déchets et de l'environnement, qu'il y a encore de la place pour des projets artistiques provocateurs.»

À la fin de cette aventure, tous les produits de l'installation seront ou bien recyclés ou alors réutilisés dans d'autres édifices, si l'occasion se présente. Mais Roadsworth, lui, sera ailleurs. Dans des projets de plus petite échelle. Peut-être bien près de chez vous.

Jusqu'au 30 octobre au Centre Eaton.