Le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) frappe encore très fort avec la rétrospective consacrée au photographe montréalais Evergon. Théâtres de l’intime est une exploration des 50 ans de production de cet artiste réputé sur la scène internationale pour son style flamboyant et son imagerie homoérotique. Mais l’exposition met avant tout en lumière un Evergon au langage universel et très actuel.

« Certaines images pourraient ne pas vous choquer ! », prévient avec humour le MNBAQ. Reconnaissons qu’on avait des préjugés. Evergon a été un des premiers artistes à militer pour les droits des LGBTQ+, à aborder le thème de l’inclusion et à photographier des nus masculins très coquins… On anticipait une enfilade d’images érotiques accrochées aux cimaises. Que nenni ! À l’issue de trois ans de recherches, et avec l’aide de l’artiste Didier Morelli, le commissaire Bernard Lamarche, conservateur de l’art actuel au MNBAQ, est parvenu à dresser un portrait exhaustif d’Evergon, artiste coloré, oui, mais aux multiples facettes.

PHOTO FOURNIE PAR LE MNBAQ

The Clown, 1988

L’exposition devrait plaire à l’amateur d’art ouvert d’esprit. La nudité artistique peut surprendre, encore aujourd’hui, mais choquer ?

Le musée a tout de même réservé et bien identifié une salle pour les œuvres les plus épicées. On peut ou non y pénétrer. Mais la scénographie raffinée de Loïc Lefebvre et l’ordre de présentation des œuvres sont astucieux, nous immergeant au fur et à mesure dans l’univers d’Evergon.

Quelque 230 œuvres, dont plusieurs inédites, sont réparties selon 10 grands traits de la production de l’artiste de 76 ans. Evergon a expérimenté plusieurs procédés photographiques, du cyanotype au polaroïd en passant par l’imagerie numérique et l’holographie. On retrouve, avec bonheur, ses photographies qui surfent entre théâtralité et intimité. Evergon a mis en scène sa vie, ses désirs, ses fantasmes. Il l’a souvent fait en s’inspirant de l’histoire de l’art.

PHOTO DENIS LEGENDRE, MNBAQ

Homage to Gustav Klimt : Old Hope, 2015, Chromogenic Curmudgeons (Evergon-Ringuette)

La salle des Ramboys, mi-hommes mi-béliers qui évoquent des satyres de la mythologie grecque, est une des plus impressionnantes. Evergon a créé cette société masculine dans les années 1990, inspiré par William S. Burroughs, écrivain de la Beat Generation. Ses photographies sont animales, sauvages, fantastiques, extatiques, mais aussi spirituelles et universelles. Une narration emblématique d’Evergon.

  • Ramboy Offering Polaroid of Self Exposed in Hiding, Evergon, 1996

    PHOTO FOURNIE PAR LE MNBAQ

    Ramboy Offering Polaroid of Self Exposed in Hiding, Evergon, 1996

  • Vue de la salle des Ramboys

    PHOTO DENIS LEGENDRE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

    Vue de la salle des Ramboys

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On a réservé une salle au corpus Manscapes, des paysages représentant des lieux de drague des homosexuels. Des photographies moins spectaculaires, mais chargées de sens. Une salle présente également trois holographies sur la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Bel effet.

PHOTO IDRA LABRIE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

SérieTrilogie of the Rivers, 1990

Dans la salle « corsée », on aperçoit l’organe génital masculin dans trois photos dont l’une est une scène de fellation entre l’artiste et un modèle. C’est la photo la plus explicite. Les images d’Evergon évoquent en effet, d’abord et avant tout, l’amour, la romance, la sexualité chez les aînés. « On est loin de la pornographie déshumanisante, dit Bernard Lamarche. Ces images ne visent pas l’excitation sexuelle. On n’est pas dans l’action, mais dans la pose et dans la revendication politique, notamment le droit pour un homme vieillissant d’avoir une vie sexuelle et un corps qui ne corresponde pas aux canons de beauté de la société. »

  • À l’entrée de la salle aux photos plus explicites, un rideau « prévient » le visiteur.

    PHOTO DENIS LEGENDRE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

    À l’entrée de la salle aux photos plus explicites, un rideau « prévient » le visiteur.

  • Homage to Raphael : Jupiter Kissing Cupid or The Harmony Lesson, 2006

    PHOTO EVERGON, FOURNIE PAR LE MNBAQ

    Homage to Raphael : Jupiter Kissing Cupid or The Harmony Lesson, 2006

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Evergon craint tout de même quelques réactions. « L’ère trumpienne a fait beaucoup de mal, dit-il. On a reculé. La société est moins ouverte qu’à la fin des années 70. » « L’expo brasse des sujets chauds, comme la grossophobie et la diversité sexuelle, ajoute Bernard Lamarche. Quand on voit notre maire, à Québec, accusé d’être homosexuel ! Comme si c’était une insulte ! Apparemment, ça l’est encore. C’est atroce ! Evergon montre des réalités qui existent, qu’on le veuille ou non. »

C’est le cas des photos de sa mère, Margaret, qui adorait poser nue pour lui. Sans gêne, avec dignité. Le corps vieilli n’est pas une norme, évidemment.

PHOTO DENIS LEGENDRE, FOURNIE PAR MNBAQ

Deux photographies avec la mère d’Evergon, qui s’est éteinte en 2013

L’expo montre des œuvres récentes créées avec l’artiste Jean-Jacques Ringuette, longtemps modèle d’Evergon et avec qui il a fondé les Grincheux chromogènes. Depuis jeudi, la galerie St-Laurent Hill, à Ottawa, présente leurs dernières créations, dont des plantes domestiques. Quelques-unes sont exposées dans la dernière salle de l’expo, près d’un Pierrot qui évoque celui d’Antoine Watteau (1684-1721) et près d’un triptyque avec sa mère nue, étendue dans un récamier, lui-même dans la même position, et le canapé vide : une réflexion sur la mort. Et une référence au tableau Olympia d’Édouard Manet.

  • The Maid and the Black Cat Are Dead, de la série Margaret and I, 2001

    PHOTO DENIS LEGENDRE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

    The Maid and the Black Cat Are Dead, de la série Margaret and I, 2001

  • La première œuvre d’Albert Jay Lunt, un dessin de 1970. Il ne s’appelait pas encore Evergon, qui signifie « toujours un peu ailleurs ».

    PHOTO DENIS LEGENDRE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

    La première œuvre d’Albert Jay Lunt, un dessin de 1970. Il ne s’appelait pas encore Evergon, qui signifie « toujours un peu ailleurs ».

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Théâtres de l’intime est l’exposition la plus dense qu’a réalisée le commissaire Bernard Lamarche, très fier du travail accompli. « J’ai connu des moments de vertige. Je me demandais si j’allais être capable de me mesurer à cette véritable épopée d’Evergon. Les paysages, les natures mortes, la représentation des saltimbanques, de descentes de croix, de la Pietà, des sujets de la grande peinture classique, tout ça est magnifique ! Et comme l’exposition sur Stanley Février, celle-ci change notre point de vue sur la vie. C’est notre vocation, au musée, de présenter des choses moins connues, moins faciles. Un musée est un acteur de société, qui s’arrime à notre réalité. »

PHOTO DENIS LEGENDRE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

Quelques œuvres contrastent à merveille avec le bleu environnant dans ce passage entre deux salles.

L’expo s’accompagne d’un beau catalogue de 236 pages, ce qui fait de cet ensemble muséal une excellente raison d’aller faire un tour sur les plaines d’Abraham avant le 23 avril. Pour découvrir l’étoffe et la virtuosité d’Evergon, trop longtemps considéré comme l’artiste d’une seule communauté. En combinant le réel à la mise en scène, il parle pourtant de l’essentiel. De la signification de la vie, de notre finitude et du désir responsable de vivre en paix et en harmonie.

Consultez le site de l’exposition