À l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Pablo Picasso, le Musée de Brooklyn inaugure une exposition ultracritique en collaboration avec l’humoriste australienne Hannah Gadsby. Entrevue avec les deux conservatrices d’It’s Pablo-matic : Picasso According to Hannah Gadsby, qui revisite l’œuvre du peintre en mettant en lumière le travail d’artistes féminines.

Quelle a été la genèse de l’exposition ?

Lisa Small : Peu après le lancement de Nanette, le spectacle d’Hannah Gadsby, nous avons eu la chance de la voir au musée. Nous avons réalisé que nous partagions avec elle un intérêt pour la manière de traiter les biographies ignorées et problématiques de beaucoup de « héros » créatifs. Puis le musée Picasso nous a invités à participer au projet du 50e anniversaire.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE DE BROOKLYN

Lisa Small

Comment les artistes féministes dont les œuvres répondent à celles de Picasso ont-elles été choisies ?

Catherine Morris : Nous avons réfléchi aux œuvres de notre collection qui réévaluent activement le canon moderniste. Beaucoup des œuvres féministes de l’expo sont d’artistes qui ont beaucoup d’intérêt pour le modernisme européen tout en utilisant leur vision et leur vie pour l’enrichir.

Quelques œuvres féministes d’It’s Pablo-matic
  • Morning After, 1973, de Dindga McCannon. « Elle offre l’une des rares représentations des années 1970 de l’intimité hétérosexuelle du point de vue de la femme », expliquent les documents de l’exposition.

    PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE DE BROOKLYN

    Morning After, 1973, de Dindga McCannon. « Elle offre l’une des rares représentations des années 1970 de l’intimité hétérosexuelle du point de vue de la femme », expliquent les documents de l’exposition.

  • Portrait of Linda Nochlin and Richard Pommer, 1968, Philip Pearlstein. « Nochlin, une historienne de l’art, critique et conservatrice féministe, a demandé à l’artiste Philippe Pearlstein de subvertir le portrait conjugal traditionnel en la plaçant sans équivoque au premier plan », expliquent les documents de l’exposition.

    PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE DE BROOKLYN

    Portrait of Linda Nochlin and Richard Pommer, 1968, Philip Pearlstein. « Nochlin, une historienne de l’art, critique et conservatrice féministe, a demandé à l’artiste Philippe Pearlstein de subvertir le portrait conjugal traditionnel en la plaçant sans équivoque au premier plan », expliquent les documents de l’exposition.

  • Apologia (Artemesia Gentileschi #4), 2018, Betty Tompkins. « Elle modifie les pages de manuels d’histoire de l’art en y retranscrivant des lettres d’excuses d’agresseurs dénoncés par #metoo à côté de canons de l’art qui souvent incorporent négligemment des images d’oppression de la femme », expliquent les documents de l’exposition.

    PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE DE BROOKLYN

    Apologia (Artemesia Gentileschi #4), 2018, Betty Tompkins. « Elle modifie les pages de manuels d’histoire de l’art en y retranscrivant des lettres d’excuses d’agresseurs dénoncés par #metoo à côté de canons de l’art qui souvent incorporent négligemment des images d’oppression de la femme », expliquent les documents de l’exposition.

  • Heather’s Dégradé (2006), Ghada Amer. « Elle dépeint des femmes en état de dissolution extatique, avec des poses explicites tirées de la pornographie », expliquent les documents de l’exposition.

    PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE DE BROOKLYN

    Heather’s Dégradé (2006), Ghada Amer. « Elle dépeint des femmes en état de dissolution extatique, avec des poses explicites tirées de la pornographie », expliquent les documents de l’exposition.

  • Liberation of Aunt Jemima : Cocktail, 1973, de Betye Saar. « Elle transforme une cruche de vin Gallo, un symbole de sophistication pour la classe moyenne des années 1970, en une arme pour la libération noire », expliquent les documents de l’exposition.

    PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE DE BROOKLYN

    Liberation of Aunt Jemima : Cocktail, 1973, de Betye Saar. « Elle transforme une cruche de vin Gallo, un symbole de sophistication pour la classe moyenne des années 1970, en une arme pour la libération noire », expliquent les documents de l’exposition.

1/5
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Comment pouvons-nous réconcilier la critique de Picasso et l’engouement qui perdure pour ses œuvres sur le marché de l’art ?

Catherine Morris : La réconciliation n’est peut-être pas nécessaire. Picasso suscite des sentiments forts au sujet de son art, de sa vie, et des marchés qui ont été construits sur son œuvre et sa réputation. L’un de nos objectifs est de démontrer l’impact du féminisme sur notre évaluation actuelle de l’artiste et de montrer que cette révision a eu lieu depuis sa mort en 1973.

Devrions-nous tenir compte des valeurs des sociétés passées quand on évalue l’importance culturelle actuelle d’un artiste ?

Catherine Morris : En histoire de l’art, il a longtemps été difficile de débattre de la pertinence des personnages historiques pour les débats contemporains tout en les plaçant dans leur contexte historique. Ce contexte historique implique des valeurs qui peuvent sembler datées, parfois même douteuses sur le plan moral. Je pense qu’on peut présenter ces faits sans être neutres dans nos évaluations.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU CENTRE PEW POUR LES ARTS

Catherine Morris

Vous évoquez les premières critiques de Picasso par des féministes blanches, qu’ont modifiées plus récemment des femmes de minorités ethniques et des critiques queer.

Catherine Morris : La critique révisionniste dans les années 1970 et 1980 était généralement le fait de femmes blanches. Mais il y a eu aussi le travail puissant de Faith Ringgold, Dindga McCannon, Howardena Pindell et Betye Saar, de même que la voix lesbienne de Harmony Hammond. Ces voix ont demandé plus d’espace dans les dernières décennies pour recadrer le discours dominant du féminisme blanc [whitestream feminism]. Elles ont aussi inspiré des générations de nouvelles artistes comme Mickalene Thomas et Renee Cox. Cela rend le révisionnisme féministe de l’histoire de l’art plus riche, plus complexe et plus compliqué.

L’un des essais de l’exposition propose de passer d’une vision de l’art comme « l’un ou l’autre » à un paradigme « tous deux » (either/or et both/and).

Catherine Morris : L’essentiel de la réflexion sur la modernité est basé sur l’idée de la dialectique : les développements historiques font une synthèse à partir d’une thèse et d’une antithèse. Ce modèle élégant a mené à généraliser les oppositions d’une manière qui souvent renforce des normes sociales problématiques. Les courants féministes actuels proposent plutôt de brouiller les cartes de l’histoire moderne pour la rendre plus humaine.

Colonialisme et sexualité

Les documents d’It’s Pablo-matic abordent la question de l’appropriation culturelle (Picasso a été « influencé par d’innombrables artistes africains et de l’Océanie qui n’ont pas été mentionnés » et a commis « une appropriation flagrante de traditions culturelles sacrées ») et des pulsions sexuelles de Picasso (l’imagerie sexuelle de Picasso, « particulièrement quand elle dépeint la coercition et le viol, est troublante [disturbing] », mais « un artiste, même un homme narcissique et difficile, a le droit de puiser dans sa propre psyché sexuelle »). Cependant, Catherine Morris et Lisa Small ont préféré ne pas répondre aux questions de La Presse sur ces deux points.

À Montréal aussi

En 2018, le Musée des beaux-arts de Montréal avait déjà proposé une exposition sur Picasso, D’Afrique aux Amériques : Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui, qui invitait à la « décolonisation du regard ». Il s’agissait d’une exposition d’abord mise au point à Paris, intitulée Picasso primitif, à laquelle avaient été ajoutées des œuvres d’artistes africains contemporains.

Lisez notre texte sur l’exposition de 2018
En savoir plus
  • 120 000
    Nombre d’œuvres de Picasso
    Source : Picasso, l’inventaire d’une vie