L’univers de la virtualité ne cesse de prendre de l’ampleur dans les arts et les médias. Un indice de cela est la nouvelle émission que présente l’animateur et producteur français Thierry Ardisson. Après avoir interviewé à peu près toutes les personnalités françaises, l’homme en noir préfère maintenant soumettre ses questions à celles qui sont mortes et qu’il ressuscite.

Dans Hôtel du temps, qui a connu son envol lundi soir sur France 3, Ardisson crée l’illusion d’une longue entrevue-documentaire avec des légendes que le public français souhaite voir revivre. Et qui de mieux pour lancer ce concept que Dalida, icône parmi les icônes, disparue il y a maintenant 35 ans.

Grâce à des prouesses technologiques, les admirateurs de la chanteuse l’ont vue et entendue répondre aux questions de l’animateur qui est allé à sa rencontre dans une chambre de ce fameux Hôtel du temps, en réalité Le Meurice, somptueux palace de Paris.

Si la scénarisation et le jeu de la comédienne qui se cache sous le visage de Dalida sont décevants (le manque de naturel dans les questions et les réponses est parfois agaçant), l’aspect technique et la réalisation de l’émission sont absolument impressionnants.

Ce procédé, basé sur le principe du deepfake (enregistrement vidéo ou audio modifié grâce à l’intelligence artificielle), a été mis au point par le studio Mac Guff. Appelé Face Retriever, il permet de fondre le visage d’une personnalité, dans ce cas-ci Dalida, sur celui d’une comédienne.

Quant à la voix, elle a été recréée par des spécialistes de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM). Le résultat est renversant. On a fait entendre le son de la voix à Orlando, frère de Dalida. Celui-ci n’arrivait pas à démêler la vraie de la fausse.

Si Dalida a été entièrement recréée, il faut savoir que ses propos sont authentiques. On reprend des déclarations qu’elle a faites au cours des milliers d’entrevues accordées durant sa carrière. À la toute fin, Ardisson lui fait raconter son suicide du 3 mai 1987 à partir d’informations recueillies après le drame. Instant dérangeant…

Pour le moment, trois épisodes ont été tournés. Les téléspectateurs français verront bientôt Coluche et Jean Gabin (qui fait une courte apparition dans l’épisode de Dalida). Ardisson (rajeuni de 20 ans par Face Retriever pour sa rencontre avec la chanteuse) espère créer d’autres épisodes.

PHOTO FOURNIE PAR FRANCE 3

Thierry Ardisson a été rajeuni de 20 ans par Face Retriever pour sa rencontre avec Dalida.

Cette émission, on s’en doute bien, coûte très cher à produire. Pour chaque épisode, il faut prévoir un mois de recherche, un mois d’écriture, trois jours de tournage, deux semaines de montage et un dernier mois pour les effets spéciaux.

Il n’existe pas de droit à l’image pour les morts. Même s’il n’était pas obligé de le faire, Thierry Ardisson a quand même demandé l’autorisation aux héritiers de ses invités. L’entourage de Coluche a refusé la première version du scénario, mais approuvé la seconde.

Ce n’est pas la première fois qu’Ardisson a le fantasme d’interviewer des morts. Il y a plusieurs années, il avait fait la même chose avec des sosies de John Lennon ou de Victor Hugo. Mais cette fois, il a pris le temps de développer un concept qui fait déjà couler beaucoup d’encre. La couverture de presse accordée à cette émission depuis quelques jours est énorme.

Qualifiée « d’ovni télévisuel » par les chroniqueurs, cette émission fascine tout autant qu’elle trouble. Lundi, sur les réseaux sociaux, les commentaires étaient très nombreux. La grande majorité des gens se disaient estomaqués par ce concept. Le terme « bluffant » revenait souvent. Mais certains ont exprimé leur malaise à voir une morte interviewée.

Après le fantôme d’Elvis venu faire un duo avec Céline, après ces vedettes japonaises offrant des concerts sous forme d’hologramme, après la tournée « ABBAtars » des quatre membres d’ABBA recréés en 3D (la tournée doit commencer le 27 mai à Londres), voici des invités disparus qui viennent nous redire ce qu’ils ont déjà dit dans un cadre sublimé.

Vous me direz que l’exploitation du virtuel dans le monde des arts ne remonte pas à hier. Michel Lemieux et Victor Pilon ont souvent exploité cela dans leurs créations. Mais cette utilisation sophistiquée du deepfake dans une entrevue-documentaire ouvre des possibilités inouïes à l’industrie du cinéma et de la télévision.

Pourquoi s’évertuer à trouver une actrice qui ressemble à Marilyn Monroe quand on peut recréer à l’identique la vraie Marilyn Monroe ? Pourquoi se tuer à rajeunir un acteur pour des scènes en flash-back quand on peut lui enlever 15 ou 30 ans en deepfake ?

Tout cela est fort intéressant. Mais il y a ce jeu avec la vérité et le mensonge qui fait peur.

Hier, sur Twitter, une femme a demandé ceci après avoir vu l’émission : « Cela veut donc dire qu’on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui ? » Oui, madame, on peut faire ça ! J’ai toutefois eu envie de lui répondre que ça fait longtemps que cette chose est possible. Pas besoin de deepfake pour ça.

Je vois poindre ces nouveaux phénomènes avec un mélange de fascination et d’inquiétude. Je me dis qu’il sera de plus en plus difficile de démêler le vrai du faux. Ou si vous préférez : il sera plus facile de fabriquer du faux.

Je crains également que l’on perde au fil du temps le plaisir des rêves et des fantasmes, les vrais.

Mais surtout, je m’interroge toujours sur le bon usage qu’on fera de ces outils. Car pour chaque créateur qui voudra éblouir, il y aura un con qui voudra berner et mystifier.

Ardisson veut faire rêver. Il veut s’amuser. Au moins, avec lui, la convention est claire.

N’empêche, j’aurais bien aimé qu’il demande à Dalida, elle qui fut si proche de Mitterrand, ce qu’elle a pensé de la récente présidentielle.