Est-ce normal que je ressente une émotion en apprenant la mort de la reine Élisabeth II ? C’est une question légitime et sincère quand on a grandi dans une famille souverainiste qui n’avait pas grand intérêt pour la monarchie britannique. Élisabeth II, c’était la reine des « Anglais », pas la nôtre.

En tout cas, je ne me sens pas encore prête psychologiquement à voir la face du prince Charles — pardon, du roi Charles III maintenant — sur les billets de 20 $. Quand je pense que Lady Diana aurait pu être aux côtés de Charles, plutôt que sa rivale Camilla Parker Bowles, cela trahit forcément ma curiosité pour la famille royale, dont j’ai suivi toutes les péripéties, comme à peu près le reste de la planète. Les « people » d’aujourd’hui n’accoteront jamais cette famille royale, avec ses potins documentés qui remontent loin dans l’Histoire.

Comment expliquer le succès mondial d’une série comme The Crown sur Netflix sinon ? Les scénaristes n’avaient peut-être pas prévu un tel rebondissement, alors que la reine avait tout de même 96 ans. Parce qu’elle semblait éternelle.

Lorsque la nouvelle est tombée jeudi, au Québec sur les réseaux sociaux, les réactions étaient partagées entre l’hommage, l’exaspération et l’humour devant cette éclipse médiatique totale, qui devrait durer des jours et bousculer la campagne électorale provinciale — François Legault a fait une pause et mis les drapeaux en berne, pour montrer qu’on sait vivre, quand même.

J’ai l’impression que le Québec se sentira toujours comme un chien dans un jeu de quilles à propos de la monarchie britannique, une sorte d’invité bizarroïde aux célébrations comme aux funérailles, ennuyé par le protocole. Juste la fonction de gouverneur général, qui représente la reine au Canada, fait grincer des dents depuis des lustres et tremper l’encre des chroniqueurs dans le fiel.

L’image qui me vient en ce moment est celle de Théophile, père de la famille Plouffe, dans le film de Gilles Carle sorti en 1981. Lors de la visite du roi George VI à Québec en 1939, il est le seul à ne pas décorer sa maison. « Ça fait ch’nu en maudit », se plaignent ses voisins, et le curé n’arrive pas à lui faire changer d’avis, tandis que son fils Guillaume se fait arrêter pour avoir lancé une balle par-dessus la voiture du couple royal sur le Chemin du Roy (route qu’empruntera plus tard Charles de Gaulle avec un accueil bien différent politiquement).

La mère de mon arrière-grand-mère était encore en vie quand Élisabeth II est montée sur le trône. Bien sûr que je suis bouleversée par sa disparition, même si, quand j’entends God Save the Queen, c’est beaucoup plus la chanson des Sex Pistols qui me vient en tête que l’hymne national britannique. She’s not a human being, criait Johnny Rotten. Il faut croire que oui, finalement ; Dieu ne l’a pas sauvée de l’inéluctable qui attend chaque être humain du plus riche au plus humble.

Ce qui se veut éternel est l’institution et la caste qu’elle incarne, une monarchie qui perdure depuis plus de mille ans en Angleterre. Elle aura battu en longévité le règne de la reine Victoria, qui a donné son nom à une époque, la victorienne.

On dit aussi qu’avec la mort d’Élisabeth II, c’est la fin d’une époque. Mais c’est bien plus que ça, c’est peut-être le début de la fin d’un monde, ou peut-être la fin du commencement d’un autre, pour paraphraser Winston Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette femme imperturbable s’entretenait avec lui, comme avec tous les premiers ministres du Royaume-Uni et du Commonwealth qui ont suivi, probablement jusqu’à la semaine dernière. Les gouvernements ont passé, la famille royale est restée, et c’est uniquement grâce à Élisabeth, dans son abnégation surhumaine pour sa fonction, imposée dès sa naissance. Avec elle, la couronne a survécu à tous les changements, du premier couronnement télévisé de l’histoire, quand les yeux du monde étaient sur elle, jusqu’aux mèmes qui inondent l’internet depuis sa mort.

La mode, c’est ce qui se démode, dit-on. La reine Élisabeth II n’avait rien à voir avec l’éphémère, elle incarnait une continuité, un socle dans le temps qui va trop vite, ce qui avait quelque chose de rassurant au travers des bouleversements innombrables, et de décourageant pour ceux qui croient au changement. Les politiciens n’arrêtent pas de nous proposer ça, du changement, élection après élection. On n’y croit plus.

Même un francophone antimonarchiste, dans son coin de la province d’un pays, colonie d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais, ne peut que reconnaître la force de cette femme. Et le vide qu’elle laissera, qui sera comblé par on ne sait quoi.