L’exposition Dear Mélancolie de Manuel Mathieu (jusqu’au 22 octobre à la galerie Hugues Charbonneau) aurait pu être annulée, parce que la veille du vernissage, la pluie torrentielle du 13 septembre a inondé le toit de l’immeuble Belgo.

Si Manuel Mathieu et Hugues Charbonneau n’avaient pas été là le soir pour préparer l’expo, ils n’auraient pu prévenir les propriétaires et c’est tout le Belgo qui y serait passé. Les œuvres ont été sauvées de justesse, m’a raconté en riant le jeune artiste montréalais d’origine haïtienne qu’on s’arrache un peu partout sur la planète, juste avant de partir pour Paris.

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Deux toiles de l’exposition Dear Mélancolie de Manuel Mathieu

Alors que tout lui sourit, il a ressenti une mélancolie en peignant la toile qui allait donner son titre à l’exposition. Un sentiment dont il se méfiait, parce que trop de gens ont ce cliché de l’artiste tourmenté. « Mais je me suis dit que je pouvais approcher ça avec fraîcheur, a-t-il confié. J’ai l’impression qu’après la pandémie, le temps s’est ralenti un peu, que les choses ne changent pas tant que ça. Est-ce que la pandémie a été l’excuse de beaucoup de malaises ? Maintenant qu’il n’y en a plus, on fait face à des choses qui étaient déjà là. »

Manuel Mathieu a raison. C’est le premier automne qu’on pourrait dire « normal », sans mesures sanitaires, mais tout ce que l’on réintègre ne semble pas aller mieux qu’avant. On ne parle que de pénurie de main-d’œuvre. Je dois admettre que je n’ai jamais vu de ma vie autant de pancartes « on embauche », alors que dans mon jeune temps, on faisait la queue pour avoir un boulot au McDo.

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Manuel Mathieu

Je m’occupe en ce moment d’une succession, qui est un grand test de sang-froid quand on passe des heures au téléphone, et que chaque appel commence avec un message automatisé très long et périmé sur les bouleversements de la pandémie. Ensuite ce sont les messages « nous recevons un plus grand volume d’appels » ou « nous sommes touchés par la pénurie de main-d’œuvre ». Quand on tombe enfin sur quelqu’un, l’appel se perd parfois quand on veut nous mettre en communication avec quelqu’un d’autre, et il faut tout reprendre du début. C’est rendu que je prie chaque fois qu’on met mon appel en attente.

L’autre jour, à la pharmacie, je cherchais un truc et j’ai demandé de l’aide à un jeune employé qui m’a dit, l’air navré : « Désolé, c’est ma première journée. » Ce n’est pas le premier que je croise qui en est à sa première journée et parfois, on dirait qu’ils sont formés par ceux qui n’en sont qu’à leur deuxième. Mais au moins, ils sont là.

Les contrecoups de la pandémie sont fascinants à observer, ils commencent à avoir plus d’impact sur nos vies que la pandémie elle-même. Plus rien ne fonctionne comme avant et les problèmes qui étaient déjà là sont loin d’être réglés.

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Scène d’automne au parc du Mont-Royal

Est-ce la grisaille d’automne qui s’est abattue brutalement comme un couperet sur l’été ? Cette campagne électorale où notre avenir se jouait, à la croisée des chemins de tant de choses cruciales, sur une division des partis dans un système électoral qu’on ne veut pas changer ? La mort récente de mon beau-père Maurice, alors que je fouille sa paperasse et ses tiroirs pleins de souvenirs ?

Je ressens moi aussi une mélancolie, comme Manuel Mathieu, et je me dis que, comme lui, je devrais essayer de l’approcher avec fraîcheur, puisqu’elle risque d’être un état d’esprit durable.

En recevant Augustino ou l’illumination, le dernier livre inachevé de la regrettée Marie-Claire Blais, j’ai eu un petit pincement au cœur. D’habitude, c’était la promesse d’une discussion pour une entrevue. Au moins, nous n’aurons pas à nous inquiéter pour elle, qui refusait de quitter son île pour rester auprès de ses chats quand il y avait des ouragans. Key West où elle habitait a été abîmé par l’ouragan Ian, l’un des pires jamais enregistrés aux États-Unis, avant qu’il n’aille ravager le reste de la Floride.

J’ouvre le livre et dès le début, je retrouve avec émotion le souffle de la phrase blaisienne, qui suit la trajectoire des tempêtes depuis près d’un siècle. Augustino est en Inde : « Il fallait être partout où régnait la vie, tout entendre, tout savoir, pensait Augustino, ne plus se restreindre à n’habiter que son corps, mais reconnaître les corps vivants aussi bien que les corps en cendres dont il respirait l’odeur près de la plage, Augustino n’écrivait-il pas le livre de sa vie dans ces halètements d’agonie de la Terre, survivrait-elle, cette Terre, à toutes ses blessures qu’Augustino lui-même en serait guéri, comme d’un fil de soie elle le retenait, le préservait de mourir, par ce bruit du cœur dans sa jeune poitrine… »

Finir Proust et relire le cycle Soifs de Marie-Claire Blais, voilà mon projet de retraite, si je me rends là.

Les halètements de la Terre, nous les entendons chaque semaine, pendant qu’on écrit malgré tout le livre de nos vies, le cœur battant. Cet été, la canicule en Europe a asséché les cours d’eau de façon tellement dramatique qu’on a retrouvé des obus et des navires de la Seconde Guerre mondiale. Au Nevada, la sécheresse a menacé 40 millions d’habitants et fait remonter du lac Mead de vieux cadavres, certains peut-être liés à des meurtres de la pègre. Mais la nouvelle qui a le plus frappé mon imagination est l’apparition des « pierres de la faim » sur les bords de l’Elbe et du Rhin en République tchèque et en Allemagne. Elles apparaissent seulement quand le niveau des eaux baisse beaucoup trop. Elles sont gravées de sombres messages, écrits lors de périodes de disette quand les récoltes ont souffert. Certaines inscriptions remontent à 1417. Sur l’une d’elles, on peut lire : « Nous avons pleuré, nous pleurons, et vous pleurerez. »

Il y a là-dedans un avertissement inquiétant et le réconfort d’une continuité — voyez comme je tente de rafraîchir ma mélancolie brûlante.

En vieillissant, quand on accumule les disparus, on finit par voir le monde un peu à travers leurs yeux, parce que la mémoire nous rappelle sans cesse leur regard qui nous manque.

Cela influence probablement nos comportements. J’ai appris avant les élections qu’une amie de mon beau-père a versé 100 $ au Parti québécois en hommage à Maurice, resté péquiste jusqu’au bout. Mon amoureux, qui vote Québec solidaire depuis deux élections, était tenté de voter PQ pour honorer lui aussi son père. Comme bien des gens, il a hésité jusqu’au dernier moment, et je ne sais pas quel a été son choix final, mais Manon Massé a été réélue.

En voyant le résultat des élections où l’échiquier est resté pratiquement comme avant, ce qui a relancé le débat sur notre mode de scrutin, en constatant le fossé qui se creuse encore plus entre Montréal et le reste du Québec, entre les générations aussi, on dirait bien que la mélancolie est là pour de bon. À moins, comme Manuel Mathieu, qu’elle nous inspire et que nous décidions de la rafraîchir un peu.