Que se passe-t-il au Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa ? Depuis des mois, le monde des arts visuels et les employés de l’institution sont rongés par le doute et l’inquiétude quant aux multiples décisions qui sont prises par la haute direction.

Pour vous aider à plonger dans cette affaire complexe, un rappel des faits s’impose !

En 2019, Marc Meyer a quitté la direction du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) après 11 années de service. Il a été remplacé par Sasha Suda, une ancienne conservatrice de la Art Gallery of Ontario (AGO).

Son passage a été marqué par de nombreux changements et licenciements, mais surtout par la publication d’un plan stratégique destiné à offrir au MBAC de nouvelles orientations jusqu’en 2026. Il est intitulé Transformer ensemble. Nous y reviendrons.

À la surprise de tous, Sasha Suda a quitté le MBAC en septembre 2022 pour prendre la tête du Philadelphia Museum of Art. Elle a été remplacée de façon intérimaire par Angela Cassie qui occupait le poste de vice-présidente à la transformation stratégique et à l’inclusion au sein du MBAC.

Sa nomination ne rassure personne. Au contraire, elle crée un épais brouillard. Les quatre licenciements auxquels elle a récemment procédé et que relatait mon collègue Éric Clément n’ont rien arrangé.

Lisez l’article « Des congédiements qui suscitent l’inquiétude »

Une directrice générale intérimaire ne peut procéder à de tels changements sans la bénédiction du conseil d’administration, c’est clair. D’ailleurs, la présidente du C.A., Françoise Lyon, a déclaré que la réorganisation qui s’opère est en harmonie avec l’approche que souhaite prendre l’institution.

Ces congédiements ont rebondi au bureau du ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, responsable de cet établissement. On juge la situation « préoccupante ».

Qu’est-ce que la direction du MBAC tente de faire en ce moment ? J’ai lu le plan stratégique Transformer ensemble. Il s’agit d’un document au langage creux dans lequel abondent les mots « diversité », « inclusion » et « art autochtone ».

Mais à force de lire entre les lignes et de parler à diverses sources, on se rend compte que le MBAC souhaite se joindre au mouvement anticolonialiste qui ne cesse de prendre de l’ampleur partout sur la planète et au Canada.

En avril dernier, dans le programme du colloque annuel de l’Association des musées canadiens, on pouvait lire : « Les musées ont été créés pour cimenter et diffuser des attitudes et des valeurs coloniales ancrées dans la souffrance et l’exploitation des nations, des communautés et des peuples. C’était le cas autrefois, mais ce l’est encore aujourd’hui. »

Le MBAC, qui s’est doté d’un département de « décolonisation », veut devenir plus inclusif, faire davantage de place à la diversité et à l’art des premiers peuples, mais il veut aussi lutter contre les idées colonialistes persistantes. C’est tout à son honneur. Mais on est en droit de se demander, moi le premier, en quoi cette « restructuration » est si différente de la nature même de cette institution.

Je connais bien le MBAC. J’ai couvert ses expositions pendant une douzaine d’années en tant que journaliste quand j’étais à Radio-Canada, à Ottawa. Je peux vous assurer qu’il n’y a pas de musée qui offre autant de diversité aux artistes et aux formes d’art que celui-ci.

Pour m’en assurer, je suis allé consulter la liste des expositions passées. Chaque année, depuis que le MBAC est installé dans le splendide bâtiment de l’architecte Moshe Safdie, on retrouve une incroyable variété de sujets et d’artistes.

Diana Nemiroff, conservatrice au MBAC de 1984 à 2005, fait partie des anciens employés qui ont cosigné une lettre envoyée le 25 novembre à Pablo Rodriguez lui demandant d’être très attentif à ce qui se passe à l’intérieur du musée dont il a la responsabilité.

Cette observatrice de grande expérience est parfaitement d’accord avec moi. « Le MBAC a toujours été un chef de file dans ce domaine. Tout cela a commencé il y a très longtemps. On dirait qu’on découvre ça en ce moment. »

Diana Nemiroff n’est pas contre l’orientation plus aiguë qu’on tente de donner au MBAC. Mais elle critique les moyens utilisés pour faire cette transformation. « On adopte des méthodes qui me semblent radicales. On procède du haut vers le bas plutôt que le contraire. Cela a un impact sur la motivation de tout le personnel. C’est une situation très difficile. »

Ces départs à la chaîne sont en train de créer une perte d’expertise énorme. Citons en exemple Greg Hill, conservateur d’art autochtone d’origine mohawk, qui est une sommité dans ce domaine et qui a été récemment licencié.

Mais la question que l’on devrait tous se poser touche les répercussions que cette orientation aura sur les choix artistiques futurs. Je crains des dérives et des décisions à l’emporte-pièce au nom de la rectitude politique. D’ailleurs, cela a déjà commencé.

Lorsque le MBAC a présenté l’exposition consacrée à Rembrandt, à l’été 2021, on a ajouté des œuvres d’artistes autochtones contemporains. Qu’est-ce que Rembrandt a à voir avec cette forme d’art ? Rien, en apparence. Mais la direction du musée a tenu à souligner « l’impact du projet colonial de la République des Provinces-Unies sur les populations autochtones et noires à l’époque de Rembrandt ».

Il y a aussi eu l’exposition programmée à l’été 2020 provenant de l’impressionnante collection du prince de Liechtenstein qui a été annulée à la dernière minute. La direction du MBAC a pris connaissance d’un rapport datant de 2005 qui souligne que le prince François-Joseph II aurait embauché des employés juifs et que ceux-ci auraient été traités comme des esclaves (à l’insu du prince) durant la Seconde Guerre mondiale.

« Tout va maintenant être interprété dans une perspective anticolonialiste, dit Diana Nemiroff. Le but sera de dévoiler toutes les traces colonialistes dans les œuvres et chez les auteurs des œuvres. Ce n’est pas une mauvaise chose si c’est fait avec discernement. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Nous avons trop tendance à regarder le passé avec nos yeux d’aujourd’hui. »

La question que je continue à me poser est la suivante : si la direction du MBAC est si fière d’emprunter ce virage noble, pourquoi ne l’explique-t-elle pas clairement aux citoyens qui financent ses activités ?

Pourquoi ne dit-elle pas que le contenu de ses expositions passera dorénavant par le filtre bienveillant d’une petite poignée de gens ? Pourquoi ne reconnaît-elle pas que nos visites dans les salles d’exposition seront de plus en plus didactiques ?

La bonne nouvelle dans tout cela, c’est que l’audioguide a de beaux jours devant lui.

Consultez le plan stratégique du MBAC Voyez les expositions passées du MBAC

P.-S. J’ai fait une demande d’entrevue avec Angela Cassie, mais celle-ci était absente pour des « raisons personnelles ». J’ai aussi fait une demande d’entrevue auprès de Pablo Rodriguez. Laura Scaffidi, porte-parole du ministre, m’a essentiellement écrit la même chose qu’à mon collègue Éric Clément il y a cinq jours. Dommage, j’aurais aimé que Pablo Rodriguez me dise pourquoi deux importants musées nationaux (Musée canadien de l’histoire de Gatineau et MBAC) semblent ne pas avoir de capitaine à leur barre en ce moment.