J’ai dû m’abonner à un service VPN et m’inventer un code postal français pour voir l’émission La fabrique du mensonge sur France.tv, dont le plus récent épisode est consacré au procès en diffamation de Johnny Depp contre son ex-conjointe Amber Heard.

C’est bien ça, le problème de nos jours : si on est toujours à un clic d’une théorie du complot, il faut parfois faire des contorsions pour avoir accès à des faits documentés.

Car le documentaire Affaire Johnny Depp/Amber Heard, la justice à l’épreuve des réseaux sociaux (réalisé par Cécile Delarue et Elsa Guiol) est une leçon magistrale d’information, la chronologie détaillée et implacable du détournement d’un procès qui a fait grand bruit l’an dernier.

On s’en souvient, cette affaire a été passionnément suivie par les internautes, qui le regardaient en direct sur le web. En fait, la plupart des gens ont regardé sur les réseaux sociaux des résumés quotidiens offerts gracieusement par des influenceurs misogynes, qui n’ont pas hésité à trafiquer la vérité. Résultat ? Tout le monde a été manipulé. Johnny Depp a été érigé en héros, qui se bat contre la fourberie d’une femme, et Amber Heard a subi la déferlante numérique la plus haineuse qu’on puisse imaginer.

C’est cette haine qui m’avait troublée en suivant le procès. Au début, comme bien des gens, je rigolais un peu du déballage éhonté des problèmes du couple auquel on assistait, mais très rapidement, ce procès est devenu délirant entre les pro-Depp (majoritaires) et ceux, plus rares, qui tentaient de défendre Amber Heard.

Rappelons que tout a commencé quand Johnny Depp a poursuivi Amber Heard pour diffamation après la publication d’une tribune où elle se présentait comme une victime de violence conjugale sans le nommer. Dans un autre procès en diffamation à Londres en 2020, Depp avait perdu contre le tabloïd The Sun, car la justice anglaise avait retenu contre lui 12 des 14 chefs d’accusation de violence conjugale. Comme il ne pouvait faire appel, il a remis ça contre Amber Heard dans un nouveau procès télévisé à Fairfax, en Virginie, qui allait devenir un véritable cirque.

PHOTO JUSTIN TALLIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’actrice Amber Heard à la sortie du procès

En suivant cette affaire, je n’avais jamais vu une telle charge de violence envers une femme, assez pour y voir une revanche contre le mouvement #metoo.

Et vous savez quoi ? C’était exactement ça, d’après le documentaire de La fabrique du mensonge. Une attaque frontale contre #metoo, cinq ans après la prise de parole mondiale des femmes. Une occasion en or pour attaquer leur crédibilité, en passant par Amber Heard. On a sous-estimé le pouvoir des groupes masculinistes sur le web, mais depuis ce documentaire, ainsi que celui de Léa Clermont-Dion et de Guylaine Maroist, Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique, on ne peut plus se mettre la tête dans le sable. Ils sont organisés, évoluent en parallèle de la société et sont dangereux. Comme ils nagent souvent dans les mêmes eaux de la désinformation et de l’extrême droite, les spécialistes de la radicalisation sont de plus en plus convaincus qu’ils représentent une menace pour la sécurité intérieure des pays démocratiques.

Dans ce documentaire, on apprend que l’avocat de Depp s’est rapproché des youtubeurs masculinistes avant même le procès et qu’il leur aurait fourni des extraits des engueulades enregistrées du couple, dont ils ont fait des montages trafiqués pour faire mal paraître Heard.

C’est ce qui s’est produit tout au long du procès, dont on a isolé des images pour faire basculer l’opinion publique. Par exemple, Amber Heard a montré une palette de maquillage de marque Milani semblable à celle qu’elle utilisait, disait-elle, pour masquer ses ecchymoses. Dans une vidéo TikTok, la marque a pris position en disant que cette gamme n’existait pas au moment des faits – or, Amber Heard n’a jamais dit que c’est cette marque qu’elle avait utilisée, mais très rapidement sur le web, c’est devenu une preuve qu’elle mentait. Et Milani s’est fait un coup de pub par la bande.

Selon les spécialistes consultés pour ce documentaire, les médias traditionnels ont rangé trop vite le procès londonien Depp-Heard dans le rayon « presse people », ce qui a laissé toute la place pendant le deuxième procès aux désinformateurs sur les réseaux sociaux où le vrai show se passait. Si bien que les gens se sont fait imposer le récit des masculinistes qui ont envahi le terrain – et fait une belle passe d’argent sur les plateformes.

Ils étaient particulièrement investis dans ce procès, pas seulement par idéologie, mais parce que c’était aussi très payant. Nous savons que les contenus qui suscitent le plus d’engagement sont ceux qui inspirent la colère, davantage que la bienveillance. Imran Ahmed, directeur du Centre de lutte contre la haine numérique en Angleterre, explique le phénomène : « L’une des raisons pour lesquelles il y a une augmentation des contenus malveillants et haineux, c’est que c’est rentable. Pour la plateforme et pour les internautes. » Et ne comptez pas sur les plateformes – certainement pas sur Elon Musk qui veut défendre la « liberté d’expression » – pour faire le ménage. C’est pour la même raison que les bonzes du réseau Fox News ont soutenu les mensonges de Trump à la télé : pour ne pas tuer la poule aux œufs d’or.

Sur TikTok, la couverture biaisée du procès est allée rejoindre les jeunes. Par le rire. Par exemple, une fonctionnalité de la plateforme permettait d’isoler un extrait sonore du témoignage d’Amber Heard. Des milliers de tiktokeurs ont ainsi pu rire d’elle en l’imitant, alors qu’elle racontait… un viol conjugal. Humiliation, raids numériques, harcèlement, voilà la tactique.

Les masculinistes ont créé le mot-clic #justiceforJohnnyDepp, qui a rapidement monté dans les tendances de Twitter. Et quand l’algorithme détecte une tendance, il la pousse vers des utilisateurs qui ne suivent pas forcément cette histoire, et qui l’ont reçue sans neutralité, c’est le moins qu’on puisse dire. Il y aurait eu 6000 bots pour mousser la campagne pro-Depp. Une pétition en ligne pour faire retirer Amber Heard du film Aquaman 2 a récolté 4 millions de signatures, « ce qui en fait la pétition la plus signée au monde contre une personne », note l’actrice Rose Lamy. On est loin de la petite chicane entre stars qui n’intéresse que les magazines à potins, rendu là.

Un influenceur masculiniste écrira : « Ce procès est plus important que Depp. Ce que je veux faire est détruire l’idée qu’il faut croire les femmes. Le droit des hommes compte. »

Il a parfaitement raison sur le fait que ce procès était plus grand que Depp. Appliquez le traitement qu’a reçu Amber Heard à n’importe quelle minorité ou n’importe quel sujet clivant de la société, et vous avez une petite idée de la réelle menace qui plane sur nos démocraties.

J’espère vivement que cet épisode de La fabrique du mensonge sera présenté au Québec (partout, en fait), car c’est probablement l’un des documents les plus éclairants que j’ai pu voir sur le phénomène du lavage de cerveau qu’il est possible de faire sur les réseaux sociaux, sur l’extraordinaire potentiel de nuisance que cela permet. La radicalisation des hommes crée des fous furieux comme Andrew Tate qui a des millions de vues et d’abonnés et dont les contenus haineux n’ont pas disparu malgré son arrestation pour proxénétisme.

« La manière dont les plateformes sociales fonctionnent donnera toujours avantage à la misogynie et à la haine des femmes », résume Imran Ahmed. Le but de tout ça ? Faire peur et faire taire, ce qui est le contraire de la liberté d’expression.

Car tandis que Johnny Depp mène sa vie, peinard, Amber Heard, qu’un tribunal a reconnue comme victime de violence conjugale et qui est en plus victime de la haine en ligne, doit vivre sous un faux nom en Europe. Peu importe ce que l’on pense de Depp ou de Heard, ce qui s’est déroulé en marge de cette affaire est dégoûtant. Et plus qu’inquiétant.