Pour beaucoup de gens, les années 1980 se résument aux artistes populaires que sont Duran Duran, Pet Shop Boys, Depeche Mode et Madonna. Pour moi, ce n’était pas tout à fait ça. Plus ils étaient champ gauche, plus j’étais attiré par eux.

Si, dans mon groupe d’amis, quelqu’un avait le malheur d’évoquer une étiquette obscure (Disques du Crépuscule en Belgique, par exemple) qui travaillait avec des créateurs pointus, mais néanmoins géniaux, on pouvait remuer ciel et terre pour mettre la main sur un de ces enregistrements.

Ah ! Ce temps béni où tu pouvais encore sentir l’effet de la rareté entre tes mains et tes oreilles.

Mes années 1980 à moi ont été marquées au fer chaud par Klaus Nomi, Richenel, Anne Pigalle, Alison Moyet, The Stranglers, The Style Council, The Durutti Column, Cocteau Twins, Matt Bianco, Basia, Talking Heads, Vangelis, Trisomie 21 et tant d’autres.

C’est dans ce contexte que j’ai découvert Ryūichi Sakamoto, un compositeur de très haut niveau dont on a appris la mort dimanche (il est véritablement mort le 28 mars). Il avait 71 ans et encore tant d’œuvres et d’émotion à offrir au public. C’est triste.

J’ai passé mon dimanche à l’écouter et à redire quel génie il était.

Je n’ai cependant pas été un grand fan de sa période avec le Yellow Magic Orchestra dans les années 1970 et 1980. Même s’il s’imposait comme un précurseur de la techno en exploitant une musique électronique rythmée, j’ai toujours trouvé le résultat un peu bébelle. Par moments, on n’est pas loin du thème de Goldorak. Plus guimauve que celui de Kraftwerk, pas aussi accrocheur que celui de Giorgio Moroder, moins « Patrouille du cosmos » que celui de Jean-Michel Jarre, ce son a mal vieilli.

Pour moi, le véritable Ryūichi Sakamoto prend forme au moment où il se met à composer des musiques de film. Et pas les moindres. The Last Emperor de Bernardo Bertolucci, Merry Christmas Mr. Lawrence de Nagisa Oshima, Talons aiguilles de Pedro Almodóvar, Snake Eyes de Brian De Palma, Soie de François Girard et, plus récemment, Exception.

Dans Furyo (Merry Christmas Mr. Lawrence), Sakamoto devient comédien, interprétant le rôle d’un commandant d’un camp de prisonniers, situé à Java, durant la Seconde Guerre mondiale. Le film met subtilement en relief la relation ambiguë entre cet homme et un soldat anglais joué par David Bowie peroxydé pour l’occasion.

C’est pour ce film que Sakamoto compose une musique qui va le rendre célèbre partout sur la planète. Forbidden Colours (qu’il enregistre dans une version chantée avec son ami David Sylvian) établit un extraordinaire pont entre l’Orient et l’Occident1.

PHOTO JACQUES LANGEVIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

David Bowie, le producteur Jack Thomas, le réalisateur Nagisa Oshima et Ryūichi Sakamoto à Paris, en 1983

Sakamoto avait compris les qualités d’une bonne musique de film. Il suffit d’écouter la pièce Rain, tirée du Dernier empereur, pour sentir toute la force évocatrice de l’œuvre. Les images s’en trouvent sublimées2.

Sakamoto a beaucoup travaillé avec David Sylvian, mais aussi avec Brian Eno, David Byrne et Iggy Pop, aussi bien dire la crème de la crème des compositeurs des années 1980 et 1990 dont les noms n’ont pas fini de résonner.

Ce compositeur, pianiste et chef d’orchestre a souvent répété qu’il a eu deux grandes inspirations : Debussy et les Beatles. Artiste extrêmement prolifique (une dizaine de disques avec le Yellow Light Orchestra, une trentaine en solo, une douzaine enregistrés devant public et une soixantaine de musiques de film), il laisse une impressionnante discographie rarement observée chez un créateur.

Il y a un son Sakamoto, mais pas une manière de faire. Il a su éviter les moules, passant allègrement de l’électro au rap, de la house à la bossa-nova. Sakamoto n’est pas resté prisonnier des années 1980, il a su en sortir, il a expérimenté, il a grandi jusqu’à devenir le maître qu’il était.

Si vous êtes séduit par la nouvelle vague pianistique qui a cours en ce moment (Alexandra Stréliski, Jean-Michel Blais), je vous invite à écouter Playing the Piano 12122020 où il reprend plusieurs de ses compositions, seul face à son instrument de prédilection. Vous n’y entendrez que de la beauté.

Il était le compositeur japonais le plus connu dans le monde, même s’il avait déménagé ses pénates depuis longtemps aux États-Unis. C’était un homme de défis. Intellectuel, il l’était certes. Mais il ne se prenait pas au sérieux. Quand Nokia lui a demandé de composer les sonneries de son téléphone 8800, il a accepté de le faire pour son plus grand plaisir.

PHOTO JUNG YEON-JE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Ryūichi Sakamoto au Festival international du film de Busan, en 2018

Sakamoto savait qu’il allait mourir. Malgré cela, il avait trouvé la force de créer un ultime disque, lancé en janvier dernier et nommé tout simplement 12. Les pièces qu’il a composées sont d’une bouleversante intériorité. On devine que l’exercice a dû être hautement thérapeutique.

Son épitaphe préférée était « Ars longa, vita brevis » (« l’art est long, la vie est brève »). Il avait raison.

En 2014, trois ans après le tsunami et la catastrophe de Fukushima, ce militant écologiste et antinucléaire a découvert un piano ravagé dans les décombres d’une ville. Le documentaire Ryuichi Sakamoto : Coda montre des images de l’attachement que le musicien développe pour cet instrument meurtri3.

Avec une détermination à toute épreuve, Sakamoto se met en tête de le faire revivre. Il venait d’apprendre qu’il avait un cancer.

L’art est plus long que la vie, en effet.

1. Regardez un extrait de Furyo (Merry Christmas Mr. Lawrence) 2. Regardez un extrait du Dernier empereur 3. Regardez la bande-annonce de Ryuichi Sakamoto : Coda