Tous les journaux du monde jonglent avec l’idée d’abandonner le papier, et en ce sens, mon propre journal était à l’avant-garde en devenant entièrement numérique, ce qui lui a permis de survivre à la crise des médias après l’arrivée des GAFAM. Je n’ai ressenti aucun regret lors de ce passage, même si je me dis que les générations futures ne pourront plus tomber sur un de mes articles imprimés en trouvant de vieux journaux dans un grenier.

Malgré tout, je demeure attachée au papier, comme en témoignent les centaines de livres que je persiste à conserver chez moi, et mon obsession pour les petits carnets Moleskine dans lesquels je gribouille des notes en pattes de mouche, que personne ne peut déchiffrer. Je possède aussi un coffre qui contient ma correspondance écrite du monde d’avant les courriels, où il n’y a pratiquement plus eu de nouvelles archives depuis les années 2000.

Il est difficile de prendre du recul sur une révolution quand nous sommes en plein dedans, mais personne ne contestera qu’il y en a une depuis l’avènement de l’internet, que d’aucuns considèrent comme le plus grand bouleversement que nous ayons vécu depuis l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles de Gutenberg.

Voilà le vaste sujet au cœur du très beau documentaire Au-delà du papier d’Oana Suteu Khintirian, dans lequel elle pose de nombreuses questions qui demeurent ouvertes. Que deviendra la mémoire humaine quand elle ne reposera plus que sur des supports externes, ce qui inquiétait déjà Socrate en son temps ? La disparition de l’écriture à la main au profit des claviers ne nous coupe-t-elle pas d’un geste créatif, quand on sait que l’apprentissage passe aussi par le corps tout entier ? Nous mettons-nous en danger en créant d’immenses archives numériques qui sont menacées par la rapide obsolescence des technologies, au contraire de ces manuscrits qui ont réussi à traverser les siècles ? Mais ces technologies ne nous permettent-elles pas aussi de les protéger ?

La grande question étant : que voulons-nous préserver, que voulons-nous transmettre ? Dans cette quête qui lui a pris une décennie, la réalisatrice roumaine d’origine arménienne qui vit aujourd’hui à Montréal s’inspire des lettres de ses ancêtres écrites à la fin du XIXsiècle qui racontent le destin de sa famille éparpillée aujourd’hui un peu partout dans le monde. Des documents précieux pour elle et ses proches, qui se demandent comment les conserver, car ils expliquent cette dispersion, du génocide arménien en Turquie, à l’exode en Roumanie, en passant par l’immigration après la révolution roumaine de 1989. L’intérêt de la réalisatrice pour la protection des archives matérielles lui vient d’ailleurs de sa mère, qui ne s’est jamais remise de l’incendie de la bibliothèque de Bucarest où elle travaillait. Elle pleure encore ces milliers de livres disparus pour toujours.

Au-delà du papier est un documentaire impressionniste (avec notamment Radiohead en bande sonore), visuellement magnifique, qui nous fait voyager au sein des plus belles bibliothèques du monde.

De la vieille ville de Chinguetti en Mauritanie, où la bibliothèque Habott abrite des manuscrits recopiés de livres provenant de la célèbre bibliothèque disparue d’Alexandrie, à Buenos Aires où l’on discute avec Maria Kodama (disparue en mars dernier), veuve de l’écrivain Jorge Luis Borges qui avait pressenti l’invention du web avec sa Bibliothèque de Babel, en passant par l’Italie, la France, la Roumanie et San Francisco, où depuis des années, on tente ce rêve fou, et probablement impossible, de préserver la mémoire numérique de l’humanité chez Internet Archive, à raison d’un milliard de « pages » par semaine.

On finit par comprendre que nous sommes dans une période fragile et charnière, où tous les supports, matériels et virtuels, se côtoient, sans savoir lesquels survivront le mieux, car tous s’entendent pour dire que tout ne pourra pas être sauvé, ce qui nous plonge dans une étrange mélancolie. Cela repose sur les usages aussi, et il n’est pas exclu que les êtres humains veuillent dans l’avenir garder ce qui a le plus de sens pour eux. Un petit détour dans les bureaux de Moleskine en Italie confirme d’ailleurs l’immense popularité de ces célèbres carnets qui servent autant à écrire qu’à dessiner, dans une sorte d’« écologie de l’esprit », et il ne faut parfois pas plus que ça pour approcher le bonheur. Des millions d’années d’évolution ne peuvent tout de même pas aboutir à ce que notre main ne fasse que « scroller » sur un iPhone…

Comme le rappelle le mathématicien et philosophe des sciences Sha Xin Wei, si le cyberespace semble être infini et promettre toutes les libertés, « dans cet espace, il n’y a pas lieu », c’est-à-dire qu’il n’y a ni début, ni fin, ni centre, tout le contraire des bibliothèques qui ont l’avantage de nous réunir physiquement avec les autres et le savoir. C’est peut-être pour ça aussi que dans l’histoire, les hommes ont souvent voulu les brûler. Demain, ce sera peut-être l’intelligence artificielle qui fera des incendies virtuels, qui sait.

Au-delà du papier, documentaire d’Oana Suteu Khintirian, est présenté à la Cinémathèque québécoise. La réalisatrice sera présente aux séances des 7, 9 et 10 avril pour répondre aux questions des cinéphiles.