J’ai regardé en vidéo la finale des Francouvertes qui avait lieu lundi soir au Club Soda. Oh que ça a fait du bien ! Ça m’a reconnecté sur le métier de créateur de chansons. Chaque fois que j’assiste à un concours de chansons (en 35 ans, j’en ai vu une tonne), ça me procure le même effet.

Il y a quelque chose de touchant dans ces soirées où des talents naissants viennent faire partager ces petites choses qui émanent de leurs tripes, de leurs blessures, de leur aspiration, celle de devenir un jour un artiste accompli capable de remplir des salles.

Jeanne Côté (la gagnante), l’auteur-compositeur-interprète Héron et la rappeuse Parazar ont littéralement mis le feu au Club Soda. Il y avait beaucoup de créativité sur scène. Bien sûr, tout n’était pas parfait. Et c’est justement ce que j’aime de ces moments.

PHOTO TIRÉE DU SITE DES FRANCOUVERTES

Jeanne Côté

Comme c’est souvent le cas avec les nouveaux artistes, les ambiances musicales étaient nettement plus solides que l’écriture des textes, où la surabondance d’images abstraites produit une poésie souvent incompréhensible. Cette maîtrise viendra avec le temps.

Chaque artiste disposait d’une trentaine de minutes pour présenter cinq ou six chansons. Le temps d’attente entre les passages s’étirait parfois. Les animateurs Isabelle Ouimet et Mantisse étaient rivés à leur carton. Mais tout cela n’a pas amoindri le plaisir que m’a procuré cette finale.

Sentir la passion chez quelqu’un est quelque chose d’unique.

Ce phénomène n’a absolument rien à voir avec le concours Eurovision dont la finale avait lieu samedi dernier à Liverpool. Cette monumentale machine qui suinte le fric et les intérêts est aujourd’hui un symbole navrant de notre époque. Et d’une industrie vorace.

J’ai regardé les numéros des artistes qui ont obtenu les 10 premières positions parmi les 37 pays inscrits cette année. Les mises en scène étaient spectaculaires, car les moyens de cet évènement sont phénoménaux. Le budget du concours, qui comprend deux soirs de demi-finales et la grande finale, oscille entre 25 et 30 millions d’euros. Il est assumé en partie par le pays hôte, c’est-à-dire celui qui a été vainqueur l’année précédente.

Les chansons avaient toutes été écrites dans le but d’être un succès guimauve. Quant aux voix et aux prestations scéniques, on aurait dit des clones de Katy Perry, Beyoncé et J. Lo. Plusieurs artistes masculins jouent la carte de l’ambiguïté sexuelle, une tactique très prisée en ce moment.

C’est la Suédoise Loreen et sa chanson Tattoo qui ont remporté la palme. La chanteuse a offert la moitié de sa performance étendue entre deux panneaux lumineux. En fait, cet évènement est devenu le symposium de tous les metteurs en scène qui travaillent à la conception de gros galas télévisés. C’est là qu’ils puisent leurs idées pour le reste de l’année.

Vous le savez sans doute, La Zarra a obtenu une décevante 16place pour la France. La chanteuse québécoise (les pays participants peuvent avoir recours à n’importe quel artiste) fait beaucoup parler d’elle depuis lundi à cause du geste malheureux qu’elle a eu quand on a annoncé son piètre résultat.

Madame Ce-N’est-Pas-Un-Doigt-D’honneur-Que-J’ai-Fait a montré qu’elle était mauvaise perdante devant 200 millions de téléspectateurs (il s’agit de l’évènement télévisé non sportif le plus regardé dans le monde). Mais dans cette affaire, personne n’ose dire que son mauvais score est lié à une chanson poche et à une performance somme toute très ordinaire.

PHOTO MARTIN MEISSNER, ASSOCIATED PRESS

La Zarra lors de l’Eurovision

Créé en 1956, ce concours musical qualifié de « monstre de kitsch et de démesure » par le quotidien Libération samedi dernier n’a plus rien à voir avec la formule modeste de 1988, année où Céline Dion a fait triompher la Suisse avec Ne partez pas sans moi dans un veston trop grand pour elle et une jupe en mousseline.

Vous me direz qu’il y a toujours eu des fossés dans les métiers artistiques, entre l’artisanal et le tape-à-l’œil. Mais il faut reconnaître que le gouffre s’est amplifié depuis quelques années. Dans tous les domaines, on fait face à de grosses machines qui écrasent tout.

Prenez juste le Festival de Cannes… Il faut vouloir attirer l’attention en titi pour programmer en ouverture un film avec le sulfureux Johnny Depp.

PHOTO VIANNEY LE CAER, ASSOCIATED PRESS

Johnny Depp et la réalisatrice Maïwenn, mardi, lors de la première de Jeanne du Barry à Cannes

Je comprends notre fascination pour le clinquant, le glamour et le strass. Je succombe moi aussi. Mais je remarque que ces gros évènements, dans lesquels on peut inclure les émissions Star Académie et les nombreuses versions de The Voice – La Voix, contribuent à nous faire oublier la nature même du travail des créateurs.

Pire encore, ils font de ceux et celles qui tentent de pratiquer leur métier avec sérieux des ringards dépassés dans le regard du « grand public », un public qui veut pouvoir rêver en regardant une chanteuse s’époumoner entourée de six danseurs plutôt que de le faire en écoutant des chansons bien faites.

Cette année marque le 30anniversaire du concours Ma première Place des Arts. François Guy, qui nous a abruptement quittés il y a quelques jours, l’a dirigé de 2000 à 2014. Voilà une belle occasion de découvrir des talents émergents.

Il y a aussi le Festival en chanson de Petite-Vallée, qui présente sa 40édition cet été. Michel Rivard, Richard Séguin et Pierre Flynn y seront. Ces géants ne vont pas chanter en collant vert lime entre deux panneaux lumineux ou du haut d’une tour, mais ils vont le faire avec leur poésie.

C’est déjà beaucoup !