Mon amie Françoise est bouquiniste sur les bords de Seine depuis des lustres. Elle était haute comme trois pommes que déjà elle accompagnait sa mère sur les quais. C’est ainsi qu’elle a tout appris de ce métier dont les origines remontent à plus de quatre siècles.

Depuis 53 ans, Françoise se rend trois ou quatre fois par semaine, selon la météo, au quai de Montebello, où sont situées ses quatre boîtes. Elle met trois quarts d’heure pour mettre les choses en place et autant pour refermer quand le soir descend.

Quand je suis avec elle, elle préfère que je ne l’aide pas. Elle seule sait comment ranger les bouquins, les gravures et revues anciennes, les liasses d’affiches, les supports à cartes postales et tout ce qu’elle déploie pour donner vie à ces fameuses boîtes en métal vert wagon, symbole suprême de Paris.

Quand je vais la retrouver, on s’installe sur deux petites chaises face aux boîtes, sa chienne Nova entre nous deux. Françoise maîtrise l’art de tenir une conversation tout en surveillant de près les clients. Elle a l’œil. Et du bagout. Elle ne peut te raconter une histoire sans la ponctuer de nombreux éclats de rire.

Mais ces jours-ci, Françoise n’a plus le cœur à rire. Elle et ses camarades bouquinistes ont appris que plusieurs d’entre eux seront délogés l’été prochain lors des Jeux olympiques de Paris.

Il n’en fallait pas plus pour susciter la rébellion. Car s’il y a une chose qu’on découvre quand on fait connaissance avec des bouquinistes, c’est qu’ils sont solidaires et qu’ils ont du caractère. Je dirais même qu’ils ont un fond d’anarchiste.

Au cœur de cette agitation, il y a la cérémonie d’ouverture des JO, qui aura lieu le 26 juillet 2024 et qui se déroulera sur la Seine. Ce spectacle fluvial, mis en scène par Thomas Jolly (Starmania), s’étendra sur six kilomètres, du pont d’Austerlitz au pont d’Iéna, où la flamme olympique trônera place Trocadéro.

Une dizaine de ponts accueilleront les prestations artistiques. Les 10 500 athlètes répartis en 200 délégations feront leur arrivée sur une centaine d’embarcations.

Nous sommes au royaume de la démesure !

Ceux qui payeront leur place auront accès aux quais bas qui donnent directement sur l’eau. Mais les autres, et ils seront très nombreux (on attend 600 000 spectateurs), voudront regarder cela des quais hauts (trottoirs).

Voilà donc que le 25 juillet dernier, la préfecture de police de Paris a annoncé aux bouquinistes qu’ils devront retirer leurs boîtes pour des « raisons de sécurité » et aussi parce qu’elles obstrueraient la vue des spectateurs.

Qui seront les bouquinistes touchés par cette mesure ? Quels secteurs seront dépouillés des fameuses boîtes accrochées depuis un siècle aux parapets ? Personne ne le sait pour le moment. On a toutefois appris que 600 des 900 boîtes doivent être retirées. Une grande inquiétude règne chez les bouquinistes qui parviennent à vivre de leur métier en tirant parfois le diable par la queue.

La mairie de Paris a tenté de calmer le jeu en promettant de prendre en charge l’enlèvement, l’entreposage et la rénovation des boîtes vertes. Les bouquinistes n’y croient pas trop.

PHOTO BENOIT TESSIER, ARCHIVES REUTERS

Des kiosques de bouquinistes, près de la Notre-Dame

Françoise me disait que vider le contenu, mettre tout cela dans des cartons, retirer et entreposer les boîtes en métal (dont plusieurs n’ont pas bougé depuis des décennies) serait une « catastrophe ». Cette opération, qui coûterait environ 1,5 million d’euros, prendra des mois, selon plusieurs bouquinistes. Aucune indemnité n’a été proposée pour le moment aux vendeurs visés.

La bouquiniste Camille Goudeau, cofondatrice du festival Paname Bouquine, a bien résumé ce qui guette ces libraires inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’inventaire français.

Les bouquinistes sont des commerçants très précaires. Certains sont âgés et pourraient difficilement se remettre d’un mois d’arrêt.

Camille Goudeau, bouquiniste

Depuis cette annonce, chacun y va de sa suggestion. Certains proposent de tenir la cérémonie à un endroit où il n’y a pas de bouquinistes, à la hauteur de la place de la Concorde ou du Trocadéro, par exemple. Lors d’une réunion tenue le 10 juillet dernier, la mairie de Paris a proposé de créer un « village » de libraires à la Bastille, mais sans les boîtes. L’idée suscite peu d’enthousiasme.

La mairie est finalement revenue avec une nouvelle proposition : celle de fermer les boîtes quelques jours avant les Jeux et assurer une surveillance et une opération de déminage. Mais cela ne règle pas le problème des revenus manquants.

PHOTO BENOIT TESSIER, REUTERS

Albert Abdi est un bouquiniste présent sur le bord de la Seine, à Paris.

« C’est clairement pour nous une grosse claque, a dit Camille Goudeau à une journaliste du site Actualitté. On se sent un peu comme des objets remplaçables à l’envi. La France et la littérature entretiennent un lien unique au monde, qui prend place dans la rue. »

Depuis décembre 2021, nous savons que le spectacle d’ouverture aura lieu sur la Seine. Et là, un an avant l’évènement, on dit à ceux et celles qui font vibrer Paris : déguerpissez et revenez plus tard !

Cette situation résulte de la folie des grandeurs qui marque notre époque ! Il y aura beaucoup de monde à Paris l’été prochain. Mais il y en aura encore plus à la télévision qui regarderont la cérémonie d’ouverture. C’est à eux que l’on pense d’abord.

Quant aux milliers de visiteurs qui seront sur place, ils seront privés de ce qui contribue au charme de cette ville.

Paris a voulu obtenir les JO pour jouir d’une grande vitrine, mais elle retire de cette vitrine des traces de son âme.

Voyez-vous le paradoxe ?

On conservera quelques boîtes de livres pour les touristes, comme les Pékinois l’ont fait avec les maisonnettes des hutong.

En attendant que la Ville de Paris et la préfecture de police prennent une décision plus éclairée, les bouquinistes organisent la révolte. Hubert Bouccara a lancé une pétition sur change.org. Mardi, 65 000 personnes de partout dans le monde l’avaient signée.

Ce libraire a reçu le soutien de l’association Urgence Patrimoine, qui propose d’épauler toute action pour empêcher le déménagement des boîtes vertes. Des avocats ont également proposé leurs services aux libraires.

C’est une révolte, que je vous dis ! Mais une belle révolte ! Celle des mots et d’un passé qui refuse qu’on le range dans un placard.

En photo !

La photo de Françoise a été réalisée par Alain Cornu et fait partie d’une magnifique série consacrée aux bouquinistes de Paris. Ces œuvres ont notamment fait l’objet d’une exposition présentée à la mairie du 5e arrondissement. Si vous allez à Paris prochainement, vous risquez de tomber sur ces portraits qui voyagent un peu partout dans la ville.

Voyez les photos