Il n’y a rien qui met plus de piquant dans la rentrée littéraire que lorsqu’un écrivain d’ici se retrouve sur la liste d’un grand prix français – ça me donne l’occasion de jouer les cheerleaders. Avec son troisième roman, Que notre joie demeure, qui paraît en France à la maison Le Nouvel Attila, Kevin Lambert se retrouve non seulement sur la première liste du prix Décembre, mais aussi dans la première sélection du célèbre prix Goncourt. Et ce n’est peut-être pas terminé, car on n’a pas encore annoncé les sélections des prix Médicis, Femina, Renaudot ou de l’Académie française.

J’ai joint Kevin Lambert très tôt mardi matin, au début d’une journée qui s’annonçait complètement folle pour lui. En plus de recevoir des appels de partout, il devait aller à une entrevue à l’émission Dans les médias en après-midi et prendre l’avion le soir même pour la France, où il ira faire la promotion de son roman qui, en étant déjà sur deux premières listes de prix, lui attirera sans aucun doute les interviews.

« Je suis vraiment surpris, être sur le prix Décembre, c’était déjà beaucoup pour moi, je ne m’attendais pas du tout à ça », a confié l’auteur, qui croulait sous les félicitations sur les réseaux sociaux. Ce qui doit offrir un beau petit baume, peu de temps après avoir eu une prise de bec médiatisée avec le premier ministre François Legault qui avait vanté les mérites de son livre sans en comprendre le sous-texte politique, ce à quoi Kevin Lambert avait vertement répondu, avec pour résultat des insultes et même des menaces pour l’écrivain, à qui on a reproché de ne pas être assez « reconnaissant ». Le journal Mediapart a d’ailleurs fait mention de cet accrochage dans sa critique élogieuse.

Lisez l’article de Mediapart

« Ç’a été dur d’un point de vue personnel, confie Kevin Lambert. Mais là, j’ai l’impression d’être dans une descente dans les rapides, avec des hauts, des bas, et des éléments complètement inattendus. »

Il faut dire que Kevin Lambert a défriché le terrain avant, puisque son deuxième roman, Querelle de Roberval, publié chez Héliotrope et rebaptisé simplement Querelle chez Le Nouvel Attila, avait eu les faveurs de la presse française en 2019 et avait reçu le prix Sade, en plus d’avoir été sélectionné pour les prix Médicis, Wepler et du journal Le Monde. Ce qui illustre, selon lui, une ouverture de plus en plus grande des jurys envers la littérature québécoise.

« L’écoute est différente, ce qui déplace les attentes, car je ne suis pas le seul. La littérature québécoise n’est plus vue comme un bloc, une exception nationale ou un phénomène lointain, on comprend mieux sa diversité, ce que je trouve réjouissant. »

En effet, j’ai vécu de belles émotions ces dernières années avec le parcours de Kevin Lambert, le prix Renaudot de l’essai remis à Dominique Fortier pour Les villes de papier (une autre que j’ai dérangée très tôt le matin pour la féliciter) ou le Grand Prix du festival d’Angoulême remis à Julie Doucet, la plus prestigieuse récompense du monde de la bande dessinée.

Ce qui réjouit aussi Kevin Lambert est de voir Le Nouvel Attila, une jeune maison d’édition française qui a moins de 15 ans, se retrouver dans une liste qui contient presque toujours les grandes maisons établies comme Gallimard, Grasset ou du Seuil. « Je pense que le Goncourt est un prix qui, historiquement, ose moins que le Médicis, et ce n’est pas un jugement de valeur, mais ça témoigne peut-être d’un changement au sein du jury. Il y a eu des controverses dans les dernières années, et les jurys des grands prix s’ouvrent à des éditeurs qui étaient auparavant peu considérés. C’est vraiment gros pour une petite maison, c’est symboliquement important dans un milieu où les nouveautés ont du mal à se tailler une place. »

Que notre joie demeure, qui ausculte les paradoxes de la pensée des privilégiés de ce monde par le prisme du milieu de l’architecture, est un roman à l’architecture complexe, justement, que j’avais trouvé particulièrement bien maîtrisée, même si Kevin Lambert craignait à sa sortie de perdre des lecteurs, car il était très différent de Querelle de Roberval. « J’avais peur que les gens ne comprennent pas ce roman, qu’ils pensent que je défendais les riches, ou qu’ils trouvent ça didactique, car je joue sur une mince ligne, sur l’ambiguïté, mais étonnamment, ce n’est pas reçu comme ça. Ce qui veut dire que les gens sont encore capables de lire la complexité. »

Kevin Lambert devra traverser deux autres sélections avant de faire partie des finalistes du prix Goncourt qui sera remis le 7 novembre prochain. Si jamais il le gagne, j’espère que le premier ministre le félicitera, malgré la petite chicane de cet été. D’ici là, nous allons suivre avec intérêt la carrière française de Que notre joie demeure, déjà très bien lancée.

Lisez « Chez les privilégiés du monde », notre entrevue avec Kevin Lambert pour la sortie de Que notre joie demeure en août 2022
Que notre joie demeure

Que notre joie demeure

Héliotrope

380 pages