Je vous disais il y a deux jours qu’il n’y a rien qui met plus de piquant dans la rentrée littéraire qu’un écrivain d’ici en lice pour l’un des grands prix français. On vit dans les restants d’un monde colonial, après tout. Le Goncourt, malgré tout ce qu’il y a de louche autour, c’est l’équivalent de la Coupe du monde pour mes collègues des sports, et ça ramène la littérature en une des journaux. En 48 heures, deux autres noms se sont ajoutés aux sélections de Kevin Lambert pour le Goncourt et le prix Décembre : Éric Chacour est dans la première liste du Renaudot pour Ce que je sais de toi, tandis que Le compte est bon de Louis-Daniel Godin est en lice pour le prix Wepler.

Je trépigne d’avance pour les annonces du Médicis et du Femina.

Mais vous savez ce qui met encore plus de piquant dans une rentrée littéraire ? Une polémique, voyons. Un peu de scandale, diantre ! Que serait un Goncourt sans une bonne chicane ? Cette fois, elle nous arrive par l’auteur français Nicolas Mathieu, lauréat du Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux. Sur Instagram, il a reproché à Kevin Lambert de se vanter d’avoir eu recours à une lectrice sensible (Chloé Savoie-Bernard) pour revisiter son manuscrit – pour tous les détails, je vous invite à lire le texte de ma collègue Laila Maalouf. Mais dans l’article du Figaro qui raconte l’affaire, on dit « démineur éditorial ».

Lisez l’article « Kevin Lambert et la “lecture sensible” au cœur d’une polémique en France »

Je ne connaissais pas l’expression « démineur éditorial », qui fesse pas mal plus fort que « lecteur sensible » à laquelle je suis habituée, une traduction de sensitivity reader, car cette pratique est née dans le monde anglo-saxon, d’où nous vient aussi le mot woke.

Je comprends Nicolas Mathieu d’avoir pogné les nerfs, car la première fois que j’ai entendu parler de ça, j’ai déchiré ma chemise en criant : « Un écrivain est libre, LIBRE, comprenez-vous ? »

Mais s’il est libre, ça veut dire aussi qu’il peut choisir de recourir à une « lecture sensible », quand on reste logique. C’est ce que pense Nicolas Mathieu, qui a précisé sa pensée dans une deuxième publication Instagram. Kevin Lambert a bien le droit de faire ce qui lui plaît. Ce qui l’a énervé est un extrait d’entrevue où Kevin Lambert traitait de réactionnaires ceux qui s’élèvent contre cette pratique et le fait que sa maison d’édition a utilisé cet extrait pour faire la promotion de Que notre joie demeure.

Ce serait un argument de vente plutôt exotique dans le monde littéraire français, si vous voulez mon avis, où l’idée même de « lecteur sensible » est vue comme un crime de lèse-Littérature avec un grand L. J’aime la France pour ce respect de la littérature, mais cela a aussi donné un Gabriel Matzneff invité partout, sous prétexte qu’il écrivait très bien ses agressions.

Pourtant, énormément d’écrivains ont eu recours à cette pratique sans qu’elle soit nommée ainsi. Par exemple, si votre histoire se déroule dans le milieu pharmaceutique, ce serait normal de parler à des pharmaciens pour créer un roman crédible. Si jamais j’écris un jour un livre sur Haïti, je n’hésiterais pas à soumettre mon manuscrit à mes amis haïtiens pour être certaine de ne pas dire de conneries. Je pense d’ailleurs que beaucoup d’hommes auraient dû faire lire des extraits de leurs romans à leurs amies, quand ils ont osé se mettre dans la peau d’une femme. Je dis ça sans rancœur, car ce sont les meilleurs fous rires de lectrice de ma vie.

Enfin, si vous écrivez sur votre mère ou vos secrets de famille, vous n’aurez probablement jamais besoin d’un « lecteur sensible », mais peut-être d’un bon avocat, si la famille vous en veut.

L’idée de réécrire des œuvres du passé comme celles de Roald Dahl et de Ian Fleming, ou de censurer un roman d’Anne Hébert parce qu’il contient « le mot qui commence par un N », demeure pour moi une aberration.

Ça ne passe pas, et ça ne passera probablement jamais ; je suis de ma génération, mais j’ai surtout mes convictions. On ne réécrit pas le passé, ce qui n’empêche en rien de le relire autrement, au contraire.

Mais je comprends très bien que de jeunes écrivains aujourd’hui intègrent à leur démarche d’écriture ce regard extérieur. C’est un outil, une aide, quelque chose qui doit les rassurer quand ils osent écrire sur des réalités qu’ils connaissent peu, mais sur lesquelles ils ont envie de se pencher. Pour éviter par exemple de pondre un texte où ils inventent un ami noir qui pense exactement comme eux.

Nous aurions un réel débat si les maisons d’édition imposaient systématiquement des lecteurs sensibles (ou, pire, des démineurs éditoriaux) à leurs auteurs. J’ai des chemises prêtes à déchirer là-dessus. Il me semble qu’un éditeur, s’il fait son travail, n’a pas besoin de ça, sauf si l’auteur le demande, car il est capable de dire aux écrivains ce qu’il pense vraiment de leurs écrits. De toute façon, ce sont toujours les lecteurs qui décident, à la fin. Une lecture sensible n’est en rien une garantie que le livre sera bon, et ne pas en avoir ne condamne pas non plus le livre à être mauvais. En lisant les trois romans de Kevin Lambert, Tu aimeras ce que tu as tué, Querelle de Roberval et Que notre joie demeure, je n’ai jamais eu l’impression de lire une écriture édulcorée ou entravée, sinon, je n’aurais pas continué. Sa démarche lui permet peut-être d’aller encore plus loin dans ce qu’il veut dire, et explique probablement pourquoi il fascine ou dérange autant.

Depuis sa chicane avec François Legault, chaque fois que j’écris sur lui, des gens fâchés m’écrivent que c’est juste un « petit baveux ingrat », crinqués par la possibilité d’un Goncourt. Il y en a au moins un qui m’a rassurée en m’expliquant pourquoi Querelle de Roberval était meilleur que Que notre joie demeure, me prouvant qu’il avait lu les deux. Ça aussi, ça met du piquant dans ma rentrée littéraire.

Enfin, certains se demandent si cette polémique, partie d’une publication Instagram, relayée par un article du Figaro, pourrait nuire aux chances de Kevin Lambert de gagner le Goncourt, qui a toujours été une grosse game. C’est le jury qui tranchera, parce que c’est ça le Goncourt. Cela se décidera selon ses sensibilités aux œuvres en lice, ou aux idées qui les entourent – et ce sera probablement un mélange des deux.