Ce n’est pas un roman. Ce n’est pas un essai. Ce n’est pas un scénario.

C’est du Martine Delvaux.

Le très beau Ça aurait pu être un film est le livre dans lequel l’écrivaine se dévoile le plus, en parlant de son amour immense pour l’art, et du courage que ça prend quand on veut y consacrer sa vie. Même si cela mène à un monde qui reconduit souvent les injustices. Les femmes ont été tellement écartées des canons dans toutes les sphères artistiques qu’on comprend pourquoi elles sont nombreuses à avoir refusé l’étiquette féministe, par crainte qu’on ne les prenne pas au sérieux dans leur vocation. « La peur de ne pas être reconnue en tant qu’artiste, c’est très lourd, et je la comprends complètement », me dit Martine Delvaux. « Ce livre parle beaucoup de la place des femmes artistes, combien ne sont jamais reconnues, pas juste de leur vivant, mais jamais tout court. On en souffre en littérature, mais en arts visuels, je crois que c’est encore plus difficile. »

Le projet de ce livre est né d’une rencontre avec un producteur qui, séduit par son Thelma, Louise & moi, lui a proposé d’écrire un scénario sur la relation entre Joan Mitchell et Jean Paul Riopelle, deux monstres sacrés de l’expressionnisme abstrait. Mais rien ne l’intéressait moins que d’explorer les clichés d’un couple d’artistes. Mais lorsqu’il mentionne l’existence d’une troisième personne, Martine découvre son angle, qui deviendra une obsession : Hollis Jeffcoat. Peintre elle aussi, cette jeune Américaine a vécu avec le couple, puis avec Riopelle, qui a quitté Mitchell pour elle, avant qu’elle ne le quitte huit ans plus tard.

Qui était Hollis Jeffcoat, souvent réduite à la gardienne des chiens de Mitchell et Riopelle dans les biographies, alors qu’elle n’a jamais cessé de peindre ?

Or, quand Martine Delvaux la découvre, Hollis Jeffcoat est morte depuis peu, à 65 ans, et les archives sont plutôt muettes sur son existence ; il lui faudra donc inventer ce personnage mystérieux entre les faits biographiques de Mitchell et Riopelle.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Martine Delvaux s’est intéressée à Hollis Jeffcoat, une peintre américaine qui a vécu avec Joan Mitchell et Jean Paul Riopelle.

Quatre ans de recherches, d’entrevues et d’écriture ont mené à Ça aurait pu être un film, dans lequel on sent que Martine Delvaux tente elle-même d’échapper à l’attraction indéniable de Mitchell et Riopelle pour parler de Jeffcoat. « Quand j’écrivais ce livre, je m’identifiais à Hollis, des fois plus à Joan ou à Jean Paul, je me promenais d’un pôle à l’autre, mais je les aime tous les trois, explique l’écrivaine. J’ai choisi mon camp, mais il a vraiment fallu que je me fasse violence, parce que ce sont des puits sans fond d’admiration, de talents et d’intérêts. »

On ne peut faire abstraction de Martine Delvaux dans ses écrits, car ses questionnements, ses doutes et son intimité font partie de sa démarche, comme des coups de pinceau visibles. On sait toujours d’où parle la narratrice qui pense dans ses livres d’une honnêteté déroutante. Combien elle est poreuse et traversée par ce qui l’entoure ; tout se fracasse chez Delvaux qui recolle les morceaux pour en faire quelque chose d’autre, comme une artiste.

On peut lire cette confidence dans le livre : « Je t’en veux d’avoir rendu les armes, je t’en veux d’avoir choisi le confort, le calme, la paix, je t’en veux d’avoir opté pour une pratique de la peinture en toute sécurité, je t’en veux, c’est tout, et ça a plus à voir avec moi qu’avec toi. Ça a à voir avec ce que j’aurais voulu savoir plus tôt dans ma vie, et comprendre vraiment, comprendre que ce qui guiderait ma vie, ce serait l’écriture. »

« Elle a passé les 15 dernières années de sa vie sur cette île, Sanibel, en Floride, dit Martine Delvaux. Je me suis demandé ce qu’elle a sacrifié dans ce choix de vivre une vie matériellement à l’aise. Au fond, la question est pour moi aussi. Qu’est-ce qu’on sacrifie quand on dit qu’on va être écrivaine, mais aussi prof à l’université, ou journaliste ? On se donne deux jobs en fait, et il y a quelque chose de sacrifié, forcément. »

Insaisissable, Hollis Jeffcoat n’est pas tant une femme qui fuit qu’une artiste qui se protège. Il fallait du caractère pour peindre aux côtés de ces géants, et pour les aimer sans se faire avaler. Car Hollis, Joan et Jean Paul se sont vraiment aimés tous les trois, et sont restés en contact toute leur vie, même après les séparations, et même si, dans leurs entrevues, ils s’ignorent parfois suprêmement. À la fin de sa vie, quand on lui demande quels ont été ses maîtres, Hollis Jeffcoat ne mentionne pas Mitchell et Riopelle, ce qui a soufflé Delvaux. « Je crois que mon cœur s’est cassé ! Non, vraiment ? Je pense qu’elle ne voulait pas aller là. »

Se reconnaître dans une autre

Le loft dans lequel habite Martine Delvaux est rempli d’œuvres d’art, pour la plupart créées par des femmes, parce que « c’est un acte d’amour envers l’art que de se pencher sur l’œuvre d’une autre femme et de s’y reconnaître », dit-elle. « Ma filiation esthétique et intellectuelle, elle est de femme en femme. C’est quelque chose que je travaille depuis l’essai Les filles en série, comment est-ce qu’on peut être en collectivité. Comment, dans la culture occidentale, on a tendance à liguer les femmes les unes contre les autres plutôt qu’à les mettre ensemble, comme si la valeur suprême, c’était l’homme, auquel on les compare toujours. Tout mon livre concerne comment, d’une part, les femmes sont oubliées, et d’autre part, comment elles se reconnaissent. »

Martine Delvaux a bien failli acheter une toile de Jeffcoat dans une enchère, mais c’était beaucoup trop cher pour ses moyens. Elle a tout de même mis la main sur deux lithographies qu’elle me montre, Laurentides et Melrose. L’écrivaine est allée visiter la veuve de Jeffcoat à Sanibel. « L’atelier était tel quel, rien n’avait bougé, les pinceaux, les pots de peinture, tout était là », raconte-t-elle, les yeux brillants.

Son rêve, impossible, serait d’avoir une toile de la période pendant laquelle Jeffcoat et Mitchell peignaient ensemble à Vétheuil, en France.

« Je ne sais pas comment elle se sentait, mais ce devait être hallucinant de richesse de pouvoir être ensemble dans un atelier, en train de boire du whisky, avec de l’opéra qui joue, les chiens qui sont là, à parler d’art et à peindre pendant des nuits. Peux-tu imaginer ? »

Je ne sais pas si cela pourrait donner un film, mais une chose est certaine : Ça aurait pu être un film est une œuvre d’art qui rend hommage à l’amour entre artistes. Et qui laisse Martine Delvaux sur le mystère Jeffcoat, mais aussi sur la vérité du geste créateur. « Son but dans la vie n’était pas de se donner, mais de peindre, je reste avec ça. Ce qu’elle m’a donné, hormis mon affection pour cette histoire-là, c’est son amour pour la peinture. C’est là qu’on se serait entendues, j’ai le même amour pour l’écriture. C’est plus fort que tout le reste. »

En librairie le 20 septembre

Ça aurait pu être un film

Ça aurait pu être un film

Héliotrope

325 pages