Si un professeur imposait à ses élèves la lecture de 16 romans en 8 semaines, il se ferait probablement traiter de sadique. C’est pourtant le défi que veulent relever une dizaine d’élèves du collège John Abbott, et cela, en dehors de leurs cours déjà bien garnis, pour le simple plaisir de participer au Goncourt des lycéens en France.

Déjà, des jeunes qui acceptent de lire autant, ça fait rêver. Mais la particularité ici est que ce sont des élèves d’un cégep anglophone qui vont volontairement se taper les 16 romans en français de la première liste établie par l’Académie Goncourt.

Chaque année, le Goncourt des lycéens est remis après le célèbre prix Goncourt décerné par un jury, au terme des délibérations en novembre de représentants d’une cinquantaine de classes à Rennes, dont quelques-unes sont de l’étranger. Ainsi, John Abbott est le seul collège à représenter l’Amérique du Nord en 2023, me dit Daniel Rondeau, professeur de français depuis 30 ans à cet établissement.

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Daniel Rondeau et Ariane Bessette

Avec sa collègue Ariane Bessette, Daniel Rondeau a soumis cette candidature qui a été retenue. Je connais Daniel depuis une vingtaine d’années, c’est un passionné de son métier, comme Ariane. Ils sont déjà très impliqués dans le Prix littéraire des collégiens au Québec, qui est un peu le cousin du Goncourt des lycéens. Pourquoi ajoutent-ils cela à leur horaire de profs ? Pour les moments magiques, m’explique Daniel. « Il y a des pépites cachées dans la masse des étudiants qui résistent à la lecture », dit-il.

Bon an, mal an, il y a toujours trois ou quatre élèves par classe qui aiment vraiment lire – presque toujours des filles –, mais rarement plus, et on devine qu’un prof doit sans cesse ramer pour discuter de romans, encore plus quand c’est un prof de français dans un cégep anglophone. « C’est un peu comme avoir le vent dans la face », décrit Daniel, qui m’explique que dans ce coin de Sainte-Anne-de-Bellevue, on peut très bien vivre seulement en anglais.

Une activité parascolaire comme celle-là permet, au fond, de réunir ces « pépites » en un groupe de rêve pour un enseignant. « Les jeunes parlent de leurs lectures de manière tellement vivante, mon acte de lecture est renouvelé par ça », confie Ariane.

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Les professeurs de littérature Daniel Rondeau et Ariane Bessette discutent avec les élèves Alexa Bowers, Jeremy Plante, Nahid Nowrozi, Kamila Michelle Contreras Zarate, Magali Shimotakahara, Anna Molins et Andrea Sanchez.

Avec le Goncourt des lycéens, la tâche est cependant plus exigeante que pour le Prix littéraire des collégiens. Il faut lire 16 romans plutôt que 5, et il fallait trouver le financement pour que la dizaine d’élèves participants puisse se rendre en France pour les délibérations finales. Daniel et Ariane sont fiers de leur annoncer qu’ils ont réussi à trouver l’argent qui couvrira les billets d’avion et l’hébergement pour tous pendant une semaine. Cette activité n’apporte aucun avantage supplémentaire dans le parcours scolaire officiel de ces cégépiens, pas de crédits ou de dispense, mais au bout du compte, ils auront fait un grand voyage littéraire, au propre comme au figuré. En plus de découvrir, peut-être, qu’on n’est pas seul au monde avec un penchant qui deviendra, je leur souhaite, une très bonne dépendance.

Daniel m’a invitée à leur première rencontre où le groupe devait discuter des romans Que notre joie demeure de Kevin Lambert et Le grand feu de Léonor de Récondo.

Dans les murs au charme vieillot du cégep John Abbott, qui rappelle un peu le collège du film Dead Poets Society, je trouve, j’ai pu écouter, les yeux dans la graisse de bine, cette belle jeunesse décortiquer avec éloquence et conviction les deux premiers romans lus sur la liste. Le groupe est formé de huit filles et un gars – il y avait une absente à cause de la maudite COVID. Qui étudient en sciences humaines, en soins infirmiers, en sciences naturelles, en commerce. Ils sont tous parfaitement bilingues, mais la plupart vivent leur vie en anglais, avec pour certaines la langue de leurs parents, comme l’espagnol ou le mandarin.

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L’étudiante Magali Shimotakahara

Les raisons pour lesquelles on veut participer au Goncourt des lycéens diffèrent : il y a bien sûr l’intérêt pour la lecture, mais pour d’autres, c’est l’envie de connaître davantage la culture française d’aujourd’hui. Les livres en français dans leur parcours ont souvent été des livres québécois ou des classiques du XVIIIsiècle.

J’ai toujours pensé qu’avoir le choix est fondamental dans l’acte de lire et plusieurs affirment se lancer dans l’aventure précisément par goût du défi – une élève dit même vouloir le relever parce que sa mère l’en croit incapable. Mais Daniel tient à préciser ceci avant la conversation : « Ce n’est pas le prix des vieux profs, c’est le Prix des lycéens. C’est votre prix, c’est vous qui allez défendre les livres. » Voilà toute la beauté de la chose ; Daniel et Ariane se limitent à les accompagner là-dedans, mais au bout du compte, ce sera aux élèves de se prononcer devant d’autres qui, comme eux, voudront faire gagner leur livre préféré.

  • Alexa Bowers et Jeremy Plante

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    Alexa Bowers et Jeremy Plante

  • Andrea Sanchez et Sophia Qiu

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    Andrea Sanchez et Sophia Qiu

  • Nahid Nowrozi et Kamila Michelle Contreras Zarate

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    Nahid Nowrozi et Kamila Michelle Contreras Zarate

  • Magali Shimotakahara et Anna Molins

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    Magali Shimotakahara et Anna Molins

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Premier constat : c’est clair que les livres ont été lus. Et très bien lus. Le groupe comprend que l’intérêt du roman de Lambert, qui se déroule dans le monde de l’architecture, tient beaucoup à sa structure. « Au début, j’avais l’impression d’avoir ouvert un livre au beau milieu, c’était difficile, mais ensuite, j’ai aimé ça », dit Jeremy Plante. On estime que Lambert a fait un choix signifiant en créant un personnage féminin qui incarne le pouvoir, car cela aurait été trop facile de le juger s’il avait été homme. « Le personnage de Céline, je l’aime et je la déteste, mais c’est contre le système qu’il faut être fâché, pas contre elle », souligne Magali Shimotakahara. Quant au roman Le grand feu, tout le monde est un peu d’accord pour dire que la fin est décevante pour une héroïne dont on espérait l’émancipation. « J’ai aimé le livre, mais ce n’est pas du tout romantique, c’est juste creepy ! », lance en riant Alexa Bowers.

La discussion dure plus d’une heure, et le groupe se réunira la semaine prochaine, pour parler notamment de Triste Tigre de Neige Sinno. Ariane les prévient qu’il s’agit d’un roman difficile, qui parle d’inceste, et qu’elle-même a dû prendre des pauses dans sa lecture. Une façon de leur dire que certains livres ne peuvent être facilement lus d’une traite pour cocher une liste. C’est une chose qui m’a fascinée, l’organisation de leur temps de lecture. Un régime strict de deux heures par jour pour l’une, les transports en commun ou au lit avant de dormir pour l’autre, chacun cherche son truc, ou son rythme, après avoir surmonté un petit moment de panique avant d’attaquer la montagne de titres. Mais voilà, la glace est brisée, il reste 14 romans à lire, un voyage à organiser, et on sent de la fébrilité dans l’air. « Nous aussi, on se demande dans quoi on s’embarque, leur dit Daniel, pour les rassurer. Je comprends votre peur, mais je comprends aussi votre excitation. »

Non seulement je comprends ça, moi aussi, mais je dirais même que j’envie un peu ce club de lecture qui ira en France en novembre. Car il n’y a pas que les voyages qui forment la jeunesse, il y a aussi les livres.