Installée au coin du feu à la campagne, entre mon chien qui gémissait de bonheur et mon chat qui ronronnait de plaisir, à lire l’émouvant roman Ce que je sais de toi, d’Éric Chacour, j’avais presque envie de rendre grâce à Dieu, puisque c’était le congé de l’Action de grâce. J’ai beau être athée, le besoin de remercier quelqu’un me prend dans les moments parfaits et doux, quand je suis submergée par la reconnaissance – sûrement des restants de mon éducation catholique.

C’est devant l’horreur que je perds la foi en l’humanité, puisque Dieu n’existe pas.

La sanglante attaque du Hamas en Israël m’a finalement fait passer ma récente semaine de vacances devant les chaînes d’infos en continu, le nez dans les journaux et les réseaux sociaux, à découvrir minute par minute l’ampleur du massacre, jusqu’à m’en cerner les yeux, qui se tournent maintenant, comme les yeux du monde, sur Gaza, où la destruction d’un hôpital a fait des centaines de morts.

Ma mère m’a appelée, choquée par les images et perdue dans les tranchées de l’opinion. Pourquoi cette violence inouïe ? Jusqu’où cela va-t-il aller ?

S’il y a une chose sur laquelle j’évite de me prononcer d’habitude, c’est sur le conflit israélo-palestinien. Les racines de cet affrontement sont si profondes qu’on a le droit de se taire pour ne pas ajouter d’huile sur le feu en disant des conneries. On dirait qu’il faudrait être historien, politologue, avocat en droit international et spécialiste des religions tout à la fois pour couvrir chaque aspect de ce conflit qui vient de franchir une étape où à peu près tout le monde se dit que la paix est dorénavant impossible.

Mais qui, dans les 20 dernières années, a écouté ceux qui prônaient la paix ?

Des générations d’Israéliens et de Palestiniens qui ont grandi dans la peur, les traumatismes et la haine peuvent-elles espérer s’entendre un jour ?

J’en sais juste assez pour comprendre qu’à l’attaque du Hamas, qui n’a pas hésité à tuer et à enlever enfants, femmes et vieillards, la riposte d’Israël sera terrible, et que d’autres enfants, femmes et vieillards périront en masse, ce qui nous mènera au bord du gouffre.

Je pense encore au titre du dernier livre de Larry Tremblay : D’enfers et d’enfants. On n’a pas fini de voir des cadavres d’enfants dans ce coin du monde transformé en enfer, où deux millions de Palestiniens sont coincés sur une minuscule bande de terre d’où ils ne peuvent sortir, malgré les bombardements et un blocus. Et je me dis que n’importe quel être humain pris au piège peut devenir violent.

Quand j’étais petite, des documentaires sur la Shoah commençaient à être diffusés à la télé. Il a fallu une bonne vingtaine d’années après la Seconde Guerre mondiale pour que le grand public découvre réellement les crimes des nazis. Je n’oublierai jamais le choc que ça m’a fait, ces images des camps de la mort. Pendant longtemps, j’ai tiré la manche des adultes en leur demandant : pourquoi a-t-on fait ça aux Juifs ? Aucun adulte n’était capable de me répondre vraiment. Il m’a fallu bien des lectures pour comprendre l’antisémitisme, et ce que signifie aussi l’expression « crime contre l’humanité ».

Volodymyr Zelensky s’inquiète avec raison de la lassitude des pays occidentaux envers la guerre en Ukraine, car plus ça dure et que nos vies ne sont pas en danger, moins on sent l’urgence. Depuis longtemps, la lassitude et le désintérêt entourent le conflit israélo-palestinien, qui n’enflamme que les mordus de géopolitique, les militants et, bien sûr, les principaux concernés qui s’affrontent lors des manifs dans les grandes villes occidentales. Sauf que beaucoup de monde ne comprend pas ce qui se passe là-bas, Guy Nantel pourrait faire un vox pop là-dessus.

Mais on n’a pas besoin d’un doctorat pour comprendre qu’on n’est plus face à des « tensions », ou même un « conflit », et comment fera-t-on pour éviter l’escalade et encore plus d’horreurs si personne ne s’entend sur le sujet ?

Cela finit par tous nous rattraper, car ce n’est pas normal qu’au Canada, on craigne pour les synagogues et les mosquées. Qu’un prof de plus se fasse assassiner en France, qu’un terroriste ouvre le feu en Belgique, qu’un enfant d’origine palestinienne de 6 ans se fasse poignarder à mort par un voisin à Chicago.

Je n’aime pas ces discours qui comparent les tueurs aux animaux. Les animaux n’agissent pas par cruauté, et quand je regarde Angie et Nanette dormir côte à côte près de moi, il est clair que ce qu’on a dit sur les chiens et les chats est faux.

Non, ce sont bien des hommes qui agissent avec cruauté, qui sont des pères, des frères, des maris. À quel degré de déshumanisation les a-t-on réduits pour qu’eux-mêmes abdiquent leur propre humanité en massacrant sans pitié ?

Dans un entretien sur France Culture, l’écrivaine québécoise d’origine palestinienne Yara El-Ghadban, sommée par l’animateur de dénoncer l’attaque du Hamas, a dû répondre que depuis le 7 octobre, « on me demande de justifier mon humanité et de rappeler mon humanité. J’aurais aimé qu’on entende cette indignation ; ça fait 50 ans d’occupation, 75 ans depuis la Nakba [ce que les Palestiniens nomment la “catastrophe”], et moi je suis une héritière de la Nakba », a souligné la Montréalaise dont les grands-parents ont été chassés de leur village. Je connais Yara, l’une des personnes les plus humanistes qu’on peut rencontrer, j’avais mal pour elle.

Les Juifs et les Palestiniens qui parlent de paix en ce moment sont les plus courageux au monde, parce qu’on ne peut certainement pas traiter d’idéalistes ceux qui ont les deux pieds dans la guerre.

Dans son livre incontournable L’espèce humaine, publié en 1947, le résistant français Robert Antelme, qui a survécu au camp de Dachau, écrivait ceci, à propos du rêve des nazis de changer notre espèce : « Non, cette maladie extraordinaire n’est autre chose qu’un moment culminant de l’histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés. »

En ces jours sombres, j’envie les espèces de Nanette et d’Angie.