Depuis plus de 30 ans, Pierre Bayard publie avec la régularité d’un métronome des livres qui forment une œuvre cohérente et inclassable, pas très loin de devenir culte chez ses fidèles lecteurs. Une section de ma bibliothèque lui est consacrée, où sont alignés sagement ses titres qui paraissent aux très sérieuses Éditions de Minuit. Comme il était de passage cette semaine au Québec pour un colloque à l’Université de Montréal, j’ai enfin pu rencontrer cet auteur que je lis depuis longtemps, aussi psychanalyste et professeur de littérature de l’Université de Paris-VIII. J’avais apporté mes livres préférés pour des dédicaces, comme une groupie.

C’était une joie de rencontrer Pierre Bayard qui n’arrive pas à épuiser mon plaisir de lectrice à chacune de ses publications que je reçois comme un cadeau. Ses livres sont toujours la promesse d’un jeu littéraire unique en son genre, puisqu’il a inventé en quelque sorte son propre créneau, celui de la fiction théorique et de la critique interventionniste. Il ne faut pas se laisser impressionner par ces définitions, car son œuvre aux multiples ramifications est traversée par l’humour et s’adresse vraiment à tous les curieux. « Il n’y a pas plus beau compliment pour un écrivain que d’entendre dire qu’il est unique, dit-il. En effet, l’humour est totalement central dans ce que je fais, mais ce n’est pas tout le monde qui le voit. Je suis probablement un des rares auteurs en sciences humaines à se demander en permanence comment faire rire ou sourire le lecteur. »

Comme beaucoup de gens, j’ai découvert Bayard en 2007 avec Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, qui a dû décevoir ceux qui espéraient y trouver un guide de survie mondain, tandis que d’autres ont franchement rigolé devant la rigueur maniaque de l’auteur envers un sujet en apparence absurde. Au fil du temps, Pierre Bayard a créé un personnage-narrateur qui s’exprime comme un théoricien très sérieux, mais il tient à préciser que c’est aussi un paranoïaque qui nous entraîne dans son délire.

« C’est ce qui est intéressant dans le délire paranoïaque par rapport au délire schizophrénique, explique-t-il. Si vous discutez avec un schizophrène, vous voyez bien que ça va dans tous les sens. Mais si vous discutez avec un paranoïaque, il faut d’abord vous rendre compte qu’il est paranoïaque. C’est un discours très organisé, qui est le discours des complotistes. Ce que j’essaie de faire est de tenir un discours extrêmement organisé, mais qui est quand même fêlé. De le mettre en scène sur le plan littéraire, parce qu’au-delà de l’étude de la folie, c’est notre relation au monde que je décris. Nos biais cognitifs. »

Et c’est là toute la fascination de ces lectures, car je finis toujours par adhérer aux thèses de ce narrateur, comme j’adhère à l’histoire d’un roman. Bayard n’écrit pas des essais, mais bien de la fiction sous forme d’enquêtes souvent tirées par les cheveux, où règnent l’ambiguïté et les paradoxes.

J’ai écrit un livre sur Proust qui commence en disant que Proust est trop long, et le narrateur suggère d’enlever les digressions. C’est absurde, mais c’est vrai aussi.

Pierre Bayard

Pierre Bayard m’apprend qu’il a constamment plusieurs dossiers en chantier, qu’il met des années à construire ses livres, qu’il tient toujours un titre avant d’écrire, que son œuvre est un arbre divisé en sept branches avec des sous-catégories et que ses manuscrits font presque toujours 186 pages. Pourquoi 186 ? « Pourquoi pas ? », répond celui qui estime aussi que ses trilogies n’ont pas à se limiter à trois titres. « Chaque livre obéit à des contraintes strictes en nombre de pages et en organisation, explique-t-il. Je passe mon temps à me rendre la vie impossible. C’est une vision freudienne du monde. La caractéristique du sujet humain est de se rendre la vie impossible et, malheureusement aussi, de rendre impossible la vie des autres très souvent. Je me contente de ne m’en prendre qu’à moi-même. »

Ce qui invite à l’aventure dans les livres de Bayard est le chemin intellectuel un peu tordu, et néanmoins très logique de son narrateur, qui a « fumé la moquette », selon lui. On veut savoir comment il va nous convaincre de sa thèse, et tout le défi de Bayard, quand il a trouvé son coupable, est de le prouver. Son plus récent titre, Hitchcock s’est trompé, propose une contre-enquête autour du film Fenêtre sur cour, dans lequel il démontre que le crime qu’on connaît tous n’est pas celui qu’on pense. Il a parcouru des chemins infréquentés avec Comment améliorer les œuvres ratées ? ou Comment parler des lieux où on n’a pas été ?, dévoilé que les écrivains du passé ont puisé allègrement dans le futur avec Le plagiat par anticipation, analysé l’œuvre du célèbre auteur russe de Guerre et paix et Les frères Karamazov dans L’énigme Tolstoïevski et même exploré des univers parallèles en se demandant Et si les œuvres changeaient d’auteur ? ou Et si les Beatles n’étaient pas nés ?

Je ne vous dis pas les heures d’agrément que j’ai passées là-dedans depuis des années. De plus, comme Bayard est très fan des genres policiers et de science-fiction, et soucieux de son lectorat, il ajoute toujours du suspense dans ses écrits. Mais justement, qui est son public ? « C’est très clair depuis le début, ce ne sont pas les universitaires, même s’ils me lisent. C’est le public passionné par la culture, celui des expositions, des concerts. Voilà pourquoi j’élimine les termes du jargon universitaire dans mon écriture. Je m’adresse à mon voisin, à mon dentiste, au passionné de Balzac. »

Je viens d’ailleurs de convertir à Bayard une tante qui court les musées, et elle veut tous me les emprunter. « C’est une œuvre qui m’échappe par bien des côtés, elle se déroule toute seule, admet-il. À partir du moment où vous acceptez d’introduire de l’humour et du délire en sciences humaines, vous vous ouvrez à des tas de nouvelles problématiques qui n’existaient pas jusqu’alors, et que personne n’a étudiées sérieusement. Je prends beaucoup de plaisir à les découvrir. Et vous avez raison de dire que mon œuvre est cohérente, car il faut recommander à vos lecteurs d’acheter tous mes livres. En acheter qu’un seul n’a aucun sens. »

À bien y penser, j’aurais dû apporter tous mes exemplaires pour les faire signer.

Mes trois livres préférés de Pierre Bayard

  • Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Les Éditions de Minuit, 2007)
  • Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Les Éditions de Minuit, 2013)
  • Le Titanic fera naufrage (Les Éditions de Minuit, 2016)