Non, mais, il fallait que Kevin Lambert remporte au moins un prix littéraire français dans cet automne fou qu’il a connu. C’est chose faite avec le prix Décembre, on peut souffler un peu. Lambert est ainsi devenu à 31 ans le premier écrivain québécois à recevoir ce prix créé en 1989, doté d’une jolie bourse de 15 000 euros (environ 22 000 $), pour son troisième roman Que notre joie demeure.

Il a appris la bonne nouvelle mardi alors qu’il faisait une sieste après son arrivée à Paris le matin même, car il espérait être en forme pour fêter son prix lors d’une soirée à la fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent. « C’est une arrivée haute en couleur », admet l’écrivain, que j’ai pu joindre rapidement dès que j’ai reçu l’annonce – il y avait bien des « alertes » Kevin Lambert dans mon agenda cette saison.

Notre joie est demeurée semaine après semaine avec ses présences dans les listes des grands prix : Goncourt, Goncourt des lycéens et des détenus, Blù Jean-Marc Roberts, ce Décembre qu’il vient de gagner… ne reste plus que le Médicis où il est toujours dans la course, mais il ne se fait pas trop d’illusions. C’est ce qui est sympathique avec Kevin Lambert ; il n’a pas la grosse tête et demeure rationnel. Mais ce prix Décembre le rend évidemment très heureux.

C’est celui que je suis le plus content de gagner, car je savais que j’avais des chances. Pour les autres prix, déjà d’être nommé, c’est une forme de prix en soi. Ce qui est cool avec le Décembre, c’est le jury. Il y a vraiment beaucoup de gens que j’admire, je me sens un peu en famille.

Kevin Lambert

Ce jury est composé de Maxime Catroux, Claude Arnaud, Chloé Delaume, Christophe Honoré, Charles Dantzig, Laure Adler, Patricia Martin, Amélie Nothomb et Arnaud Viviant, qui ont choisi de couronner Que notre joie demeure, publié chez Héliotrope au Québec et au Nouvel Attila en France. Kevin Lambert rejoint maintenant des lauréats comme Lola Lafon, Christine Angot, Michel Houellebecq, Mathias Énard, Lydie Salvayre, Jean Echenoz ou Raphaël Confiant qui ont été récompensés dans le passé par ce prix perçu comme un « anti-Goncourt ».

Quand je parle d’un automne fou pour Kevin Lambert, je dois rappeler que cela a commencé dès l’été avec la polémique autour de la lecture du premier ministre François Legault de son roman, suivie de ses nombreuses nominations, de critiques enthousiastes et d’entrevues dans les plus importantes publications, et d’une nouvelle polémique sur le sujet de la lecture sensible des manuscrits. Ce que j’ai trouvé particulièrement beau à voir pendant ce marathon est la manière dont l’écrivain a répondu aux demandes et défendu son roman. Il a été de toutes les tribunes, jusqu’à Tout le monde en parle récemment.

« C’est la moindre des choses d’accompagner son livre, explique-t-il. Pour moi, c’est mon devoir. Il faut le faire pas juste pour nous, mais pour les éditeurs. Ils prennent des engagements et des risques en nous publiant. Ce n’était pas évident pour une maison d’édition française comme Le Nouvel Attila de publier mes deux premiers romans, Querelle et Tu aimeras ce que tu as tué. »

Mais avoir su ce qui l’attendait, il aurait mieux planifié son horaire de voyage. Alors qu’il travaille à son postdoctorat et à son prochain livre, ainsi qu’à d’autres projets, il a dû sauter dans l’avion vers la France plus d’une fois. Être sur place pour les prix littéraires, cela peut jouer dans les décisions imprévisibles des jurys. Bref, il n’a pas chômé et a vécu des montagnes russes d’émotions. « Je suis vidé, vraiment claqué », avoue-t-il en riant.

On ne savait pas qu’il allait se passer autant de choses. Chaque fois qu’il arrivait un truc positif, il y avait un truc négatif, c’était en up and down. Ça n’a pas de crisse de bon sens, je suis revenu trois fois ! Je fais de la recherche pour mon postdoctorat, je lis des rapports coloniaux dans l’avion, je n’arrête pas une seconde.

Kevin Lambert

Cette aventure a cependant été pour lui un grand apprentissage sur le monde littéraire et le fonctionnement des jurys en France. « J’ai aussi appris que c’est quand même difficile d’avoir une réflexion intellectuelle sur une question polémique dans l’espace public, note-t-il. Tout le monde veut quelque chose et c’est difficile de mettre ses limites. J’ai expliqué mon point de vue, mais je me suis rendu compte que les gens ont leur idée, peu importe le nombre de débats qu’on fait. J’ai déchanté sur le traitement médiatique des polémiques et je suis un peu dosé de tout ça. »

Je dois le remercier pour le formidable tour de manège de cette saison, car Kevin Lambert a gentiment répondu à toutes mes demandes d’entrevue chaque fois qu’il faisait les manchettes, souvent avec cette photo où il portait ce fameux chandail rayé pas loin de devenir iconique, quand je l’avais interviewé pour la sortie de Que notre joie demeure il y a plus d’un an. Jamais je n’aurais pu deviner alors que ces photos allaient autant servir plus tard, avec le formidable destin de son roman qui continuera de récolter des lecteurs. Mais je devine très bien ce dont rêve ce solitaire après ce tourbillon incroyable. « J’ai hâte d’être dans le bois, de faire du ski de fond et de lire ce qui me tente. »

Je croise quand même les doigts pour le Médicis…