C’est ce temps de l’année où je jasais avec l’écrivaine Marie-Claire Blais, qui nous a quittés il y a bientôt deux ans. Novembre est le mois des morts et le mois de mon anniversaire, ce qui me donne envie de célébrer mes morts.

Elle était l’une des rares personnes qui me faisaient espérer en l’avenir, persuadée que l’humanité avançait malgré tout vers une conscience collective que rien ne pouvait empêcher. Elle avait vécu le Québec de Duplessis, puis, transplantée aux États-Unis, les assassinats des frères Kennedy et de Martin Luther King, l’hécatombe du sida dans sa communauté, les ouragans qui frappaient Key West où elle vivait sans vouloir quitter ses chats. Peu de temps avant sa disparition, elle m’avait envoyé une photo de sa regrettée Frida qui était « au paradis des animaux », écrivait-elle, encore peinée.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE-CLAIRE BLAIS

Frida, la chatte de Marie-Claire Blais

Pour la garder présente, je relis souvent ses dernières pages, celles d’Augustino ou l’illumination, publié à titre posthume, qui se terminent abruptement sur cette phrase : « … car nous le savons maintenant, les guerres engendrent toujours d’autres guerres, d’autres commencements et recommencements d’hostilités, c’est malheureusement ainsi. » Elle qui vibrait au diapason de l’humanité sentait peut-être quelque chose venir, mais nous rappelait que nous savions maintenant qu’il n’y a rien de bon dans aucune guerre.

Réjean Ducharme l’admirait beaucoup et lui avait dédié son premier roman L’Océantume « respectueusement comme à une princesse ». Lui, ça fait six ans qu’on l’a perdu et on le voit toujours avec son chien sur l’une de ses rares photos. Les horreurs qui se passent au Proche-Orient m’ont rappelé Bérénice de L’avalée des avalés qui va finir en Israël un fusil à la main. Elle disait : « Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. Le visage de ma mère est beau pour rien. S’il était laid, il serait laid pour rien. Les visages, beaux ou laids, ne servent à rien. »

Que voyons-nous des visages des Gazaouis couverts de poussière et de sang, de ceux des otages du Hamas sur des photos que des gens en colère arrachent des murs où ils sont épinglés dans les grandes villes ?

J’aurais bien voulu être une beauté tragique et fatale, mais je n’ai jamais été capable de prendre au sérieux mon visage en me regardant dans un miroir. Le comique était mon destin. L’humour, mon courage. Le rire, mon seul médicament, ma seule soupape. Puisque le rire est le propre de l’homme, disait Rabelais – et de la madame itou. Rire dans les pires moments de ma vie aura été la seule véritable éducation philosophique que j’ai respectée, et ça ne me vient certainement pas des penseurs sinistres que je me suis appliquée à lire pendant ma jeunesse, en vain, n’ayant jamais réussi à perdre ce côté joyeux luron de mon caractère. Mais ces temps-ci, devant la violence et les souffrances du monde, j’en arrache. Pour paraphraser Bérénice, tout m’aggrave. Je n’arrive pas à comprendre l’extrême cruauté des êtres humains.

Et je me souviens que dans l’œuvre de Marie-Claire Blais, son grand cycle Soifs, il y avait toujours une inquiétude derrière chaque célébration, aucun esprit tranquille chez les personnages dont les pensées tourbillonnent – sauf peut-être les animaux.

Plus la paix recule sur cette planète, moins la paix d’esprit est possible, c’est le prix à payer pour être tous interconnectés en temps réel sur ce qui se passe – si seulement cela nous faisait comprendre que nous sommes interreliés…

Cherchant un peu de douceur, j’ai plongé dans le livre Son odeur après la pluie, de Cédric Sapin-Defour, une histoire d’amour et de deuil entre un homme et son chien, mais juste le titre me faisait monter les larmes aux yeux. Et dès les premières pages, lorsqu’il parle de son précédent chien qui est mort, et de son désir de se soumettre à nouveau à cet amour pour une bête qui vivra toujours moins longtemps que nous, j’ai craqué, malgré (ou à cause de) la petite chaleur de mes animaux toujours collés sur mes jambes.

« Depuis, son absence escorte chacun de mes jours et je ne trouve pas tout à fait normal que la vie continue. Alors je sais. De quelle entreprise affective il s’agit. J’ai déjà pleuré, une médaille au creux de la main. Prendre un chien, c’est accueillir un amour immarcescible, on ne se sépare jamais, la vie s’en charge, les déclins sont illusoires et les fins insoutenables. Prendre un chien, c’est se saisir d’un être de passage, s’engager pour une vie ample, certainement heureuse, irrémédiablement triste, économe en rien. »

Marie-Claire Blais et Réjean Ducharme auraient adoré ce livre, j’en suis certaine.