Il est l’écrivain qui a le plus popularisé la « non-fiction » en France au début des années 2000, un genre mieux connu dans le monde anglo-saxon depuis De sang-froid de Truman Capote, publié en 1965.

En couvrant comme journaliste le procès de Jean-Claude Romand, cet homme qui a assassiné toute sa famille en 1993 pour éviter qu’elle ne découvre une vie de mensonges, Emmanuel Carrère ne se doutait probablement pas que le livre-choc qu’il allait en tirer, L’adversaire, marquerait une rupture dans son œuvre. Ce grand amateur de science-fiction et de fantastique, qui a eu sa révélation d’écrivain avec Lovecraft et Philip K. Dick, qui a connu ses premiers succès avec des romans comme La moustache ou La classe de neige, n’allait plus retourner à la fiction, après sa rencontre avec Romand. Je ne peux m’empêcher de lui demander, dans une discussion que nous avons par écran, si cela lui manque d’écrire de la pure fiction. « Ça me manquerait beaucoup comme lecteur, mais pas du tout comme auteur », dit celui qui a trouvé son créneau.

Après L’adversaire, ses lecteurs avides, dont je suis, connaissent la suite : Un roman russe, D’autres vies que la mienne, Limonov, Le Royaume, Yoga et V13. Tous des récits, parfois inspirés par des reportages, qu’on lit d’une traite tellement ils nous captivent. La publication récente du premier tome de ses œuvres choisies dans la collection Quarto de Gallimard était l’occasion de revenir sur sa vision de l’écriture et du journalisme. Entre autres sur l’utilisation du « je », très critiquée dans une ère d’opinions à tout vent. Je crois que bien utilisé, c’est une question d’honnêteté.

« Je suis d’accord, répond Carrère. Bon, on vous fait le reproche du narcissisme, de l’égocentrisme, et ce n’est pas faux, il y a une part de ça et je ne la nie pas. Mais ce n’est pas tout, ce n’est même pas l’essentiel. L’essentiel, c’est à la fois l’honnêteté et en même temps ce qui semble contradictoire avec le narcissisme ; l’humilité, qui consiste à dire que ce que je vous raconte là, ce n’est pas la vérité révélée, ce n’est pas le point de vue de l’Histoire, ou de Dieu, c’est le point de vue du petit bonhomme que je suis, avec ses limites, ses préjugés, ses ignorances, ce n’est que moi qui vous raconte ça. C’est tout à fait impur, ce mélange qui fait un “je”, qui est quelque chose de très composite. »

Carrère estime que c’est loin d’être une option de facilité, ce qu’il défend dans un article sur Janet Malcolm qu’on retrouve dans ce Quarto. Malcolm croit que la relation entre un auteur de non-fiction et son sujet est malhonnête et qu’on n’y peut rien. « Je dis, moi, qu’on y peut quelque chose, écrit Carrère. Qu’il y a une frontière et que cette frontière ne passe pas, comme certains voudraient le croire, entre le statut de journaliste – hâtif, superficiel, sans scrupules – et celui d’écrivain – noble profond, bourrelé de scrupules moraux –, mais entre les auteurs qui se croient au-dessus de ce qu’ils racontent et ceux qui acceptent l’idée inconfortable d’en être partie prenante. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Emmanuel Carrère lors de son passage au Salon du livre de Montréal en 2014

Tout de même, depuis le temps, il a dû développer une forme d’éthique, j’imagine, quand il a écrit par exemple sur les deuils et les maladies des gens dont il parle dans D’autres vies que la mienne (mon préféré, qui m’a fait pleurer sans arrêt) ou sur les victimes des attentats du 13 janvier 2015 à Paris dans V13. Quelles limites refuse-t-il de franchir ?

On a tous les droits sur ce que l’on raconte sur soi-même. Je peux m’accabler des pires reproches et on m’accusera éventuellement de complaisance, mais je peux absolument écrire tout ce que je veux sur moi. Sur les autres, c’est autre chose. Et là, je pense qu’il y a une règle absolue qui est de ne pas nuire. Je dis ça d’autant plus qu’il m’est arrivé de transgresser cette règle, et je le regrette.

Emmanuel Carrère

On pense bien sûr à Un roman russe où il avait exposé sa conjointe de l’époque et sa mère, l’historienne Hélène Carrère d’Encausse. « Oui, j’ai incontestablement franchi une ligne que je pense qu’il ne faut pas franchir, à l’égard de deux personnes, admet-il. Bon, ça n’a pas produit de catastrophes ni dans un cas ni dans l’autre, je me suis réconcilié avec ma mère après deux ans de très grand froid, et Sophie, ma compagne de l’époque, m’en a voulu un moment, mais nous avons gardé des liens. Mais je leur ai quand même fait violence, c’est certain, et c’est quelque chose que je n’ai pas refait. »

Et il lui arrive parfois de poursuivre des amitiés avec les gens dont il a raconté la vie. « En réalité, je suis un peu autiste, note l’écrivain qui a révélé avoir reçu un diagnostic de bipolarité dans Yoga. Ce n’est pas que les autres ne m’intéressent pas, mais il y a des gens qui ont un rapport spontané avec autrui. Ce n’est pas mon cas et ce n’est pas une question de timidité. Au fond, écrire des livres, c’est ma façon d’aller vers les autres. Les lecteurs, mais aussi les gens avec qui j’écris le livre, je dirais. C’est ma façon d’avoir accès à autrui. »

La post-réalité

La question du réel est souvent évoquée quand on parle de Carrère. En 2018, un grand ouvrage collectif sur son œuvre publié chez P.O.L était intitulé Faire effraction dans le réel et ce Quarto se nomme Vers le réel. Sans regret, l’écrivain a décidé d’écarter certains de ses premiers livres antérieurs à L’adversaire qu’il trouve moins intéressants. En revanche, on peut y lire des repères biographiques agrémentés de photos et il a sélectionné plusieurs reportages publiés à gauche et à droite dont il est fier. Emmanuel Carrère n’a jamais cessé de pratiquer le journalisme, tout en étant conscient d’y avoir une place privilégiée.

« J’aime énormément ça, confie-t-il. Mais je bénéficie de conditions qui disparaissent complètement. En raison de mon âge, de mon statut, tout ça, j’ai la possibilité d’écrire des articles très longs et ça, c’est très important pour moi, parce que si vous voulez, je n’apporte pas spécialement d’informations. Ce que j’apporte est une espèce de façon de raconter, en louvoyant, en tournant autour du pot, et pour ça, il faut de la place, et aussi suffisamment d’argent pour pouvoir faire des reportages. J’ai cette chance, mais qui devient un luxe rarissime, de pouvoir pratiquer ce journalisme qui était somme toute assez courant quand j’étais jeune, dans des conditions qui n’existent quasiment plus. »

Avec en parallèle la prolifération des fausses nouvelles, c’est à se demander si nous ne sommes pas dans une période où l’on est en rupture avec le réel, justement.

Oui, on parlait de post-modernisme avant, qui est devenu quelque chose de très vieux et ancien, mais on est un peu entré dans la post-réalité.

Emmanuel Carrère

Une seule chose l’embête dans ce projet du Quarto, dont il prépare le deuxième tome : il n’arrive pas à y caser son incroyable biographie de Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes morts, alors je lui montre mon exemplaire original de 1993 avec le dessin de Dick par Robert Crumb. « Ah, mais vous avez un “collector” ! », lance-t-il en riant.

« J’ai l’impression que ce livre dit beaucoup plus de choses sur la réalité ou la disparition de la réalité qu’à l’époque où il a été écrit. Ce n’est pas moi qui suis prophétique, c’est Dick qui l’a été. On vit aujourd’hui dans le monde de Dick, cette espèce d’univers gigogne où on ne sait plus où on se trouve. »

D’ailleurs, son prochain projet portera sur la guerre en Ukraine, ses racines familiales russes, dans un mélange d’intime et de géopolitique, explique-t-il. « Je pense que la Russie est quasiment devenue une dystopie, un univers parallèle par rapport au nôtre où la vérité et la réalité ne sont pas les mêmes. »

Il faudra peut-être un troisième tome de ses œuvres chez Quarto, et ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre.

Vers le réel – œuvres choisies

Vers le réel – œuvres choisies

Quarto/Gallimard

1021 pages