Tandis que les élèves du Québec devront rattraper le retard causé par la grève, je sors tout juste d’une période de rattrapage culturel, et il y avait là-dedans Triste tigre, de Neige Sinno.

J’ai tourné longtemps autour de ce livre couvert de prix dont tout le monde a parlé l’automne dernier, sans oser l’ouvrir. Les récits sur l’inceste me bouleversent trop. Neige Sinno, elle, a trouvé dans les livres d’Angot, de Kouchner ou de Fragoso son inspiration pour dire l’indicible, tout en interrogeant le pouvoir et l’impuissance de la littérature envers un tel sujet. Pourquoi un adulte en vient-il à franchir la ligne rouge avec un enfant ou une mineure ?

Et je lisais Sinno pendant qu’en France, l’affaire Depardieu prenait un nouveau tournant. Comme dans un mauvais lendemain de Noël, une cinquantaine d’artistes ont signé une tribune le 26 décembre pour défendre l’acteur, où l’on pouvait lire ces phrases incroyablement pompeuses : « Lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque. Par son génie d’acteur, Gérard Depardieu participe au rayonnement artistique de notre pays. Il contribue à l’histoire de l’art, de la plus haute des manières. […] Le cinéma et le théâtre ne peuvent se passer de sa personnalité unique et hors norme. Se priver de cet immense acteur serait un drame, une défaite. La mort de l’art. »

La mort de l’art, sérieusement ? Mais non, pas du tout, ce n’est pas l’art qu’on attaque, seulement les mononcles lubriques sur les plateaux de tournage, et à cette tribune ont répliqué environ 600 autres artistes pour la dénoncer. Je vous jure, un vrai feuilleton. Même le président Emmanuel Macron s’est retrouvé dans la tempête en défendant Depardieu, « qui rend fière la France », ce à quoi l’ancien président François Hollande a répondu « Nous ne sommes pas fiers de Gérard Depardieu » et qu’on se serait attendu de la part du président de la République qu’il parle plutôt des femmes agressées.

On a noté que l’âge moyen des signataires de la tribune pour Gégé frôlait les 68 ans, et c’est en effet un peu générationnel, cet affrontement, entre une certaine aristocratie du cinéma qui a incarné en son temps la libération sexuelle et une relève qui n’a plus du tout envie de subir des violences sous le couvert de l’art. Particulièrement les jeunes femmes, voire les jeunes filles, qui subissent cette lubie de la « Lolita ».

On ne compte plus le nombre de films et de romans qui racontent des histoires entre de très jeunes femmes et des hommes qui pourraient être leurs pères. Ne nous étonnons pas aujourd’hui d’aboutir à des œuvres sur l’inceste.

Le vieux monde tremble, non sans se fâcher et se défendre, parfois en réagissant sans réfléchir, et quelques signataires ont rétropédalé ensuite. Personne n’a compris pourquoi Nadine Trintignant, mère de Marie Trintignant, assassinée par Bertrand Cantat, a signé cette tribune. Elle s’est rétractée, comme l’acteur Jacques Weber qui a regretté son « geste d’amitié », en ajoutant ceci : « ma signature était un autre viol ».

Certains y verront une autoflagellation digne des camps de rééducation là où je ne vois que des excuses de gens qui ont grimpé dans les rideaux un peu trop vite. On dirait qu’en France, on n’a rien appris de cette gênante tribune sur « le droit d’importuner » publiée en 2018, alors que le mouvement #metoo prenait de l’ampleur et que les victimes commençaient à peine à parler.

Le sujet dépasse largement le cas Depardieu, qui ne fait que cristalliser, par son immense empreinte sur le cinéma français, tout ce qui ne va pas dans ce milieu – et pas que dans ce milieu, mais dans toute une culture. C’est devenu un phénomène de société, qui a été précédé par un livre comme Le consentement, de Vanessa Springora (dont l’adaptation au cinéma sortira en salle le 23 février au Québec), ou la sortie virulente d’Adèle Haenel en 2020 lors de la cérémonie des Césars quand Roman Polanski a été récompensé.

Sophie Marceau a expliqué pourquoi elle n’a jamais voulu retravailler avec Depardieu, en soulignant qu’il ne s’en prenait évidemment pas aux stars comme Deneuve ou Ardant, mais aux débutantes et aux employées sans pouvoir, qui n’oseront pas se plaindre. À ce sujet, la chanteuse Lio a rappelé que les prédateurs choisissent toujours les plus vulnérables dans le troupeau. Et il n’y a rien de plus troupeau que le milieu du showbiz, où tout le monde est à la merci des « monstres sacrés » ou du désir des réalisateurs.

PHOTO LOU BENOIST, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’actrice Judith Godrèche

Les langues n’arrêtent pas de se délier. Il fallait entendre cette semaine l’actrice Judith Godrèche raconter l’emprise qu’a eue le réalisateur Benoit Jacquot sur elle quand elle avait 14 ans et lui, 40 ans. Dans sa série Icon of French Cinema, elle évoque sans le nommer sa liaison de quelques années avec le réalisateur. Mais c’est un extrait d’un documentaire de 2011 de Gérard Miller, dans lequel Benoit Jacquot raconte sa relation avec elle, qui l’a poussée à prendre la parole publiquement, malgré la crainte de représailles. « Une fille comme elle, comme cette Judith, qui avait en effet 15 ans, moi, 40, en principe, j’avais pas le droit, disait-il. Mais ça alors, elle n’en avait rien à foutre. Et même elle, ça l’excitait beaucoup je dirais. »

« J’avais 14 ans et non pas 15 ans, et je n’étais pas séduite, j’étais complètement manipulée », a déclaré Godrèche, qui n’a pas été la seule actrice mineure à tomber dans les filets de Jacquot.

Dans cette interview qui a refait surface, il résume assez bien le phénomène : « Faire du cinéma est une sorte de couverture pour des mœurs de ce type-là. […] Dans le landerneau cinématographique, on peut sentir une certaine estime, une certaine admiration pour ce que d’autres aimeraient sans doute bien pratiquer aussi. »

Une amie d’origine française m’a fait remarquer que, contrairement à ce qui s’est produit aux États-Unis ou au Québec, les enquêtes journalistiques n’ont pas autant réussi à faire tomber des puissants ou mené à des procès en France. C’est beaucoup plus la prise de parole de personnalités connues qui fait avancer les choses, et ce ne sont pas tant les monstres sacrés qu’on déboulonne que des mythes tenaces, comme celui de Pygmalion, ou des fantasmes tordus, comme celui de la Lolita. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y a beaucoup de rattrapage à faire et que la tempête #metoo a définitivement touché terre dans l’Hexagone.