Tout cela a commencé par une simple observation : il m’a semblé qu’une forte tendance aux spectacles à grand déploiement s’est installée sur nos scènes. Six ou sept entrevues plus tard, la chose m’était confirmée. Le public recherche un « effet wow », il veut plus que jamais vivre une véritable expérience.

Au cours des prochains mois, nous aurons droit à une avalanche de comédies musicales : Waitress, Tootsie, Les producteurs, Le matou et Starmania. À cela s’ajoutent Pretty Woman et les retours des Misérables et de Don Juan.

Et puis, il y a ces spectacles basés sur un concept où l’on mélange musique, cirque, danse et autres disciplines : La Shop (conte musico-humoristique d’après l’œuvre d’Yvon Deschamps), Pub Royal (hommage aux Cowboys Fringants), Beau Dommage symphonique, Hommage à Rock et belles oreilles avec le Cirque du Soleil, La Corriveau, Belmont (en hommage à Diane Dufresne), La géante (en hommage à Rose Ouellette), Mon Québec et ses chansons (en hommage aux géants de notre chanson), De Broadway à Hollywood avec Gregory Charles et sa troupe, Révolution en tournée.

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Photo prise au Grand Théâtre de Québec lors de la première de la comédie musicale Pub Royal des Cowboys Fringants et du collectif de cirque Les 7 Doigts

Nous sommes loin de l’époque où nous avions droit à une seule comédie musicale par été sous la houlette de Denise Filiatrault. Patrick Rozon, chef de la direction de la création à Juste pour rire et producteur de Waitress, est bien placé pour parler de cette évolution. « Les gens recherchent un moment unique. Ils ont une soif d’exclusivité. »

David Laferrière, président du conseil d’administration de RIDEAU et directeur général et artistique du Théâtre Outremont, porte un regard d’ensemble sur le phénomène.

En effet, c’est franchement étonnant de voir autant de grosses productions. On assiste à quelque chose de très particulier en ce moment.

David Laferrière, président du conseil d’administration de RIDEAU et directeur général et artistique du Théâtre Outremont

Champion toutes catégories des spectacles bâtis autour d’un concept (Pour une histoire d’un soir, La dérape, Broadway en lumière), Martin Leclerc suit les choses avec beaucoup d’intérêt. « Il y a environ sept ans, nous étions les seuls à présenter un spectacle de Noël réunissant plusieurs chanteurs. Cette année, il y en avait cinq ou six en tournée. »

Martin Leclerc, qui va produire Beau Dommage symphonique, croit que la nostalgie est à la base de la plupart de ces spectacles. Quand on regarde le nombre effarant de « spectacles-hommages », on ne peut que lui donner raison. Nicole Martin, Édith Piaf, Sylvain Lelièvre et Eddy Marnay sont « hommagés » dans des productions qui réunissent plusieurs artistes.

Et que dire de la kyrielle de spectacles en hommage aux icônes du rock. Les fans de Queen, Pink Floyd, Supertramp, Iron Maiden, Kiss, Abba, CCR, Bee Gees, Everly Brothers et Genesis peuvent voir des répliques de leurs idoles dans des productions souvent grandioses. Certains groupes ont même droit au « traitement symphonique », ça sera le cas avec Led Zeppelin et Queen.

Parlant de symphonique, le producteur Nicolas Lemieux (Harmonium symphonique, Riopelle symphonique, Bébé symphonique) n’est pas surpris de voir ce qui se passe en ce moment.

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Le producteur Nicolas Lemieux

Les gens adorent les concepts et veulent qu’on leur en mette plein la vue.

Nicolas Lemieux

« On vit des moments wow partout dans nos vies, il est normal qu’on veuille aussi le vivre dans une salle en spectacle », ajoute de son côté André Courchesne, professeur en gestion des arts à HEC Montréal.

Cette frénésie annonce-t-elle une reprise des activités après un automne particulièrement difficile pour les diffuseurs ? « Il est vrai qu’on a assisté à une baisse l’an dernier, constate Lucie Rozon qui, en compagnie de sa sœur Luce, a fondé la maison de production Les agents doubles. Mais là, on sent que ça redémarre solidement. »

Lucie et Luce Rozon ont aussi emprunté la voie des spectacles basés sur des concepts accrocheurs, notamment avec le théâtre. Après Verdict (80 représentations en tournée), voilà qu’elles créent Aux grands maux, les grands discours, dans lequel quatre comédiens livrent des discours historiques.

Si certains de ces spectacles voyagent en tournée, d’autres sont destinés uniquement aux grands centres comme Montréal et Québec. « C’est la riposte de Montréal et de Québec face aux régions, affirme Nicolas Lemieux. On installe ces shows à long terme pour attirer des visiteurs. »

Dans ce tourbillon de grosses productions musicales, les humoristes continuent de bien occuper les calendriers des diffuseurs. Et il ne faudrait pas croire que les chanteurs qui s’offrent en solo sont en train de disparaître. Un survol de plusieurs salles m’indique qu’une trentaine de grands noms sillonneront les routes du Québec cette année. Parmi eux, Dumas, Marie-Denise Pelletier, Pierre Flynn, Paul Piché, Claude Dubois, Bruno Pelletier, Michel Rivard, Daniel Lavoie, Daniel Bélanger, Michel Pagliaro, Isabelle Boulay et Laurence Jalbert.

Certains producteurs et spécialistes avec lesquels je me suis entretenu s’inquiètent toutefois du sort des artistes émergents. Est-ce qu’il sera plus difficile pour eux de s’imposer ?

À Montréal, quelques rares acteurs ont les reins assez solides pour investir dans de grosses productions. Parmi ceux-ci, on trouve Juste pour rire, le Groupe Entourage et Musicor Spectacles, branche de Québecor. Face à cette forte concurrence, un certain stress, sinon une prudence doublée de sagesse, accompagne chacune des décisions.

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La famille Addams, en octobre 2023

« Pour une comédie musicale, il faut allonger parfois jusqu’à 1,5 million de dollars avant de pouvoir toucher le fruit de la billetterie, explique Eric Young, président du Groupe Entourage à l’origine de La famille Addams, de Tootsie et du Matou.

L’été qui s’en vient servira de baromètre, selon plusieurs producteurs. « Ça sera un véritable test, reconnaît Eric Young. Nous ne sommes pas Londres, Paris ou New York. On va voir comment le marché va réagir. » Patrick Rozon partage ce point de vue. « On va suivre cela de très près. La bonne nouvelle, c’est que tous les producteurs se parlent. »

En attendant de me laisser éblouir par ces productions, je vais aller voir Pierre Flynn. Il n’y aura pas 16 danseurs autour de lui et il n’arrivera pas dans une cage de verre descendant du plafond. Il sera seul, devant son piano, avec ses chansons.

L’effet wow est souvent là où on ne l’attend pas.