Depuis novembre 1996, en vertu d'un protocole d'échange et de coopération, Milan et Montréal sont des villes jumelles. C'est ce qui m'a amenée à Milan, ville industrieuse, un brin austère, pas très belle, mais furieusement vouée à l'esthétisme. Côté mode et design, Milan est une Mecque avec laquelle sa jumelle ne peut rivaliser. Côté culture, c'est une autre histoire...

Un doigt d'honneur de 11 m taillé dans le marbre blanc. Un doigt d'honneur tendu vers le ciel et dressé ironiquement en face de la Bourse de Milan. Pour Michelangelo Giomboni, architecte milanais au crâne lisse et aux lunettes surdimensionnées, cette sculpture de Maurizio Cattelan, c'est Milan.

«Milan est une ville étrange», dit-il, dans les bureaux du magazine Interni, la bible des magazines de design italien. «C'est une ville moche de l'extérieur, dont la beauté se déploie dans les cours intérieures. Mais ce doigt tendu de Maurizio Cattelan, avec son mélange de provocation et d'humour, ça résume bien l'esprit de Milan. Connaissez-vous beaucoup de villes qui accepteraient une telle oeuvre au coeur de leur quartier financier? Il n'y a qu'à Milan qu'on peut faire ça.»

Michelangelo a raison. Mais de là à conclure que Milan est un musée d'oeuvres iconoclastes qui vit et vibre au nom de l'art et de la culture, il y a un pas... impossible à franchir. «À Milan, l'art et la culture appartiennent au passé, dit sans sourciller le jeune Milanais. Ce qui définit la ville contemporaine, c'est le design avec un grand D.»

San Pellegrino scintille avec Bulgari

À l'autre bout de la ville, dans le quartier postindustriel branché de Tortona, le Beauceron Clément Vachon, chargé des relations internationales de San Pellegrino, l'eau minérale emblématique de la Lombardie, apporte une preuve irréfutable à la théorie du jeune designer. Cette preuve est une bouteille d'eau minérale dont l'étiquette reproduit un collier d'or jaune orné de diamants et d'émeraudes tiré de la collection Vintage de la joaillerie Bulgari. La bouteille a été mise sur le marché en édition limitée pendant les Fêtes. Une nouvelle bouteille dessinée par Missoni est prévue pour l'an prochain. Quand San Pellegrino, aujourd'hui propriété de Nestlé, négocie avec des partenaires publicitaires pour consolider son image de marque, elle ne va pas les chercher à la Scala de Milan ou au Teatro Piccolo, mais dans le monde foisonnant du design italien.

«La raison est assez simple», dit Clément Vachon, qui, après 30 ans, est plus milanais que québécois. «Milan se décline en trois A: abbigliamento (vêtements), arredamento (ameublement) et alimentazione (alimentation) ou en anglais, avec quatre F: Food, Fashion, Furniture et Ferrari!

La culture du passé

Dans le coeur historique de Milan se dresse la cathédrale du Duomo, un colosse néogothique en dentelle de marbre, à quelques rues de l'une des institutions culturelles les plus prestigieuses au monde: la Scala de Milan.

Gaston Fournier-Facio, natif du Costa Rica et directeur artistique de la Scala, me reçoit dans son bureau, dans le nouvel édifice de verre érigé derrière l'opéra. Comme en écho aux propos de Michelangelo Giomboni, il me tend une liste de tous les opéras créés à la Scala depuis 1778. Cela va du premier opéra de Salieri à Norma en passant par Aida, Don Carlo, Otello, etc. Des 31 opéras, 20 ont été créés avant 1900. Ici, le passé glorieux pèse lourd sur le présent. Et la récession que traverse l'Italie n'aide pas les choses. Avec seulement 40% du budget de 110 millions d'euros qui provient de l'État, la Scala se prépare à vivre sa pire année.

«Nous avons beau afficher complet tous les soirs, plaide Gaston Fournier-Facio, la moindre coupe nous plonge dans la crise. C'est vrai que nous avons le prestige et l'Histoire pour nous, mais Dieu que ça coûte cher à entretenir!»

Chaque année, dans ce théâtre chargé de dorures, on présente 12 classiques du répertoire opératique et une création contemporaine. C'est ce qui explique la pile de livrets sur la table à café du directeur. Au sommet de la pile clignote un nom familier: celui de Robert Lepage. La Scala lui a confié la mise en scène de l'opéra écolo An Inconvenient Truth, inspiré du film d'Al Gore. Mon enthousiasme à l'idée que le génie de Robert Lepage soit reconnu à la Scala sera de courte durée. «Malheureusement, dit le directeur, le projet ne pourra pas se faire. Robert Lepage est un grand artiste, exigeant et ambitieux. Mais, en ce moment, nous n'avons tout simplement pas les moyens de réaliser ses ambitions.»

Le ton est un brin plus optimiste au Teatro Piccolo, autre grande institution milanaise, fondée en 1947 par le mythique metteur en scène Giorgio Strehler. Au fil des ans, le Piccolo s'est mué en ambassadeur du théâtre italien dans le monde. Avec un budget de 8 millions, dont 2 millions viennent d'entreprises privées comme la loterie Sisal ou la Banca Intesa San Paulo, la plus grande banque d'Italie, le Piccolo compte trois magnifiques théâtres, dont l'un, le Teatro Studio, a reçu Marie Tifo et sa Déraison d'amour.

«Milan est une ville sage, sobre, sans exubérance où le travail est une religion et où la culture est considérée comme une chose très sérieuse. C'est pourquoi on ne verra jamais ici une exposition consacrée à Prada ou à Versace», note avec une ironie souriante Giovanni Soresi, directeur des communications du Piccolo. «Avant, on était un théâtre de gauche. Maintenant, on ne sait plus très bien ce qu'est la gauche, mais on demeure engagés et, malgré les coupes, on réussit à survivre et à rejoindre notre public.»

Le bout du tunnel

Au Piccolo, c'est clair, on refuse la morosité qui plane comme un nuage gris sur la ville. Pourquoi? Peut-être parce que l'un des édifices du Piccolo loge les sauveurs de Milan. Qui? Les organisateurs de l'Exposition universelle de 2015. Milan a en effet appris en 2008 qu'elle avait été choisie à 86 voix contre 65 pour Izmir, en Turquie, comme ville-hôte de l'Exposition universelle de 2015. Pour bien des Milanais, l'Expo de 2015, dont le thème est l'alimentation, est une promesse de lendemains qui chantent et de casseroles qui chauffent.

«Enfin, il se passe quelque chose à Milan! Ça fait 25 ans que j'attends ça!», s'exclame Nathalie Jean au milieu de son atelier de création de bijoux, rue Franchetti.

«Milan va enfin ressembler à une métropole», ajoute la Québécoise, arrivée à Milan en 1987 grâce à une offre d'emploi de la prestigieuse agence de design Sottsaas Associati. Si Nathalie Jean a vu la ville se transformer pendant ces années, c'est d'abord de l'intérieur, dans des boutiques de luxe comme le 10, Corso Como, dans les spas et les salons de beauté dont elle a conçu l'aménagement. À l'extérieur, pendant ce temps, rien n'a bougé. Il y a bien sûr la tour Pirelli, édifice phare du futurisme, et quelques autres perles de l'architecture moderne des années 50 et 60 mais, depuis la fin des années 70, Milan la ville bourgeoise, discrète et travailleuse, somnolait. Elle s'est réveillée avec l'Expo. «Depuis, ils se sont mis à construire New York», blague Nathalie Jean, qui a vu les grues arriver en ville, raser les anciennes installations de la Féria (où se tenaient toutes les foires internationales) pour ériger CityLife, un immense complexe comprenant trois majestueuses tours, une zone résidentielle, un nouveau musée du design et un vaste parc avec canaux: un projet de 523 millions d'euros piloté par le groupe de Daniel Libeskind, l'architecte de l'heure, qui a signé le fabuleux musée juif à Berlin et le mémorial du 11-septembre à New York.

L'Expo de 2015 a ramené la foi et l'espoir à Milan. C'est aussi ce que pensent Miuccia Prada et son mari, Patrizio Bertelli, qui ont chargé l'architecte Rem Koolhaas de rénover une ancienne distillerie de 17 000 m2 dans la zone industrielle au sud de la ville. D'ici à 2013 naîtra un immense centre d'art, avec de vastes salles pour les expositions et une tour de neuf étages où se déploieront galeries, restaurants et salles de réception.

Prada et son mari sont des collectionneurs avertis, propriétaires de l'une des plus grandes collections d'art contemporain du monde. Depuis 15 ans, par l'entremise de la Fondazione Prada, entièrement vouée à l'art contemporain, le couple présente les plus grands artistes de l'heure entre deux défilés de mode dans les locaux du siège social de Prada, à Milan.

Si Milan, c'est le doigt tendu de Maurizio Cattelan, c'est aussi, à coup sûr, Miuccia Prada, docteure en sciences politiques, ex-mime et membre du Parti communiste qui, à la fin des années 70, a repris la maroquinerie familiale, fondée en 1913, pour en faire un empire de la mode avec un chiffre d'affaires de plus de 1 milliard. Pourtant, lorsque l'artiste allemand Cärsten Holler a voulu créer, avec l'argent et la bénédiction de Prada, son fameux Double Club, une installation moitié congolaise, moitié occidentale comprenant un restaurant, une discothèque et une salle de spectacle, c'est Londres, et non Milan qui a été retenu. «À Milan? vous n'y pensez pas!», s'est écriée une des assistantes de Miuccia Prada à la Fondazione. «Ce projet était destiné à une ville aux nuits animées et vibrantes. On n'a pas songé une seule minute à Milan.»

Vu de chez Prada, Milan apparaît une fois de plus comme cette ville sérieuse où l'on travaille très fort, où l'on brasse de grosses affaires, que l'on quitte pour aller s'amuser ailleurs. Et bien que Milan soit la base et le refuge de l'une des plus grandes icônes de la mode d'aujourd'hui, c'est au Metropolitain Museum de New York, et non à Milan, que l'on verra en mai une exposition consacrée au travail de Miuccia Prada.

Pendant ce temps, le Palazzo Real, le grand musée de Milan, offre une exposition un brin tristounette de Cézanne, doublée d'une autre sur l'avant-garde italienne des années 80 qui présente les oeuvres de cinq artistes italiens dont aucun ne figure dans la collection Prada. Étrange? Non: typiquement milanais.

L'art autrement

Pendant quatre jours, j'ai essayé de comprendre pourquoi Milan et ses habitants ne sont pas plus férus d'art et de culture. La réponse m'attendait à la Triennale du design. Un carré d'herbes géantes en polyuréthane vert, défiant toute logique, a happé mon regard. Mais qu'est-ce que c'est? J'ai tourné autour, noté le nom Pratone et fini par comprendre qu'il s'agissait d'un canapé dont les herbes ploient doucement quand on s'y assoit. Ce délire parfaitement fonctionnel ouvrait la voie à la tablette mince et élégante de Maddalena De Padova, au lit Nathalie de Flou, créé en 1978, qui a réinventé notre façon de dormir, et à une débauche d'objets usuels tordus, stylisés, reconfigurés (et littéralement plagiés par IKEA), qui font aujourd'hui partie de notre quotidien. Les vrais artistes de l'Italie moderne sont effectivement les designers. Ils ont fait ce que font tous les grands artistes: ils ont changé la forme des choses. Mieux encore, ils ont changé notre façon de manger, de dormir, de recevoir... de vivre, en somme.

TROIS MÉTROPOLES CULTURELLES

Montréal s'est donné jusqu'à 2017 pour devenir une authentique métropole culturelle. En attendant, nous sommes allés à Berlin, à Milan et à Portland, trois villes comparables à Montréal par la taille et la population, voir comment s'y porte la culture. D'une ville à l'autre, nous avons découvert des scènes culturelles très différentes, mais qui ont en commun avec Montréal un appétit pour la création et la créativité. Dernier constat: Montréal a peut-être encore deux ou trois choses à envier aux autres métropoles culturelles, mais plus pour très longtemps.

Retrouvez notre reportage sur Berlin, paru dans ces pages samedi dernier, sur lapresse.ca/berlin

CINQ INCONTOURNABLES À MILAN

La sculpture du doigt d'honneur de Maurizio Cattelan devant la Bourse de Milan.

Le musée du design italien.

Les galeries et antiquaires du quartier Tortona.

L'installation de Dan Flavin à l'église Maria Annunziata in Chiesa Rosa.

Le nouveau centre d'art Prada à Largo Isaco. Ouverture en 2013.