D'une loquacité exemplaire, Keith Jarrett pose ici les bases du jeu pianistique, enfin celui qu'il préconise dans cet univers duquel on est immanquablement aspiré. À chacun de ses passages du pianiste à Montréal, on a beau en noter l'intransigeance proverbiale, on est toujours au rendez-vous de ce fabuleux trio qu'il forme depuis 1983 avec le contrebassiste Gary Peacock et le batteur Jack DeJohnette. Et dont l'objet est de relire les standards du jazz, en toute magnificence.

Comment, au fait, peut-on se lasser de Keith Jarrett? Voici quelques éléments de réponse.«Parlons de pianisme», suggère le musicien, avant de se montrer impitoyable face à ses pairs... et de fournir des arguments de haute volée.

«Trouvez-moi un pianiste qui a une touche. Certains décident quelle touche ils devraient utiliser, mais... Je n'en ai pas encore entendu avoir cette touche qui est celle de l'acte amoureux, qui ne présuppose aucune préparation intellectuelle. La touche présuppose un flot, un ruissellement qui témoigne exactement de ce que ressent le musicien au moment où il joue. Bien sûr, certains pianistes ont des idées convaincantes voire brillantes... Pour ma part, ce n'est pas l'idée en soi qui m'intéresse. Je m'intéresse à la musique dans sa globalité. Cette touche dont je parle comprend bien sûr la maîtrise technique, mais aussi le coeur, le risque. Étrangement, cela n'inclut pas la jeunesse.»

«Le tralala du monde actuel»

Dans cette optique, Keith Jarrett s'inscrit en faux contre les relectures récentes de chansons pop érigées en nouveaux standards de jazz.

«Parce que l'âge d'or du songwriting et des grandes mélodies provient des années 40 et 50. Lorsque, dans les années 60, les guitares ont pris le dessus sur le piano dans la composition de chansons populaires, les harmonies en ont été appauvries illico. À moins d'être un Jim Hall ou un grand compositeur, cette culture de la guitare pop ne me convainc pas du tout. Avant de choisr une chanson, je me pose la question suivante : cette musique durera-t-elle toujours? Ou bien est-ce simplement une bonne accroche ? Lorsque j'écoute ces musiciens qui réharmonisent des chansons pop plus récentes, je n'entends que la tentative. Je n'entends pas la musique. Oh man! Ils ont fait une reprise de Radiohead, achetons cet album ! raille le pianiste avant de renchérir.

«En fait, je n'aime pas ce qui se passe actuellement en musique. C'est trop lié à tout ce tralalala du monde actuel, esclave des technologies, trop rapide. En quoi ces jeunes jazzmen sont-ils curieux, au juste? Être curieux consiste-t-il à réharmoniser une chanson de Radiohead parce que personne ne l'avait fait jusqu'alors? En ce qui me concerne, la curiosité d'un musicien renvoie plutôt au fonctionnement de l'univers, à l'amour, la perte, l'énergie. Ce qui rend les humains plus substantiels. Voilà qui assure la pérennité de l'art. Voilà qui explique, par exemple, que nous aimons aujourd'hui la musique de Brahms.»

Proximité

Parlant de musique classique, d'ailleurs, Jarrett prévoit bientôt enregistrer les sonates de JS Bach pour piano et violon, de concert avec Michelle Makarski qui a collaboré à mon album Bridge of Light. Quant au fameux trio qui s'amène, Keith Jarrett ne prétend pas en expliquer la magie de la fraîcheur mais...

«J'attribue quand même notre succès à cette perception extrasensorielle qui résulte de nos rapports personnels et musicaux. Chaque soir, ça rejaillit scène. Si, par exemple, je sors de mes propres paramètres et que ça s'avère réussi, deux gars me regardent en souriant. C'est de l'amitié en haute vitesse! Ce trio, il faut dire, n'est pas un groupe de jazz typique où les gars se retranchent chacun dans leur coin lorsqu'ils ne jouent pas ensemble.

«J'ai travaillé dans beaucoup de groupes dans ma vie, et lorsque nous avons commencé à l'époque, il me semblait presque illégal de vivre une telle intimité. La relation humaine intime, pourtant, est importante dans un groupe. La musique en bénéficie un maximum. C'est le seul groupe avec lequel je vis une telle relation, à la fois humaine et musicale. Je n'aime pas qualifier cette relation de réunion de famille mais... Puisque nous nous engageons à passer ensemble une partie de chaque année, notre musique reste toujours saine.»

«Jack (de Johnette) mène plusieurs projets de front, Gary le fait beaucoup moins et moi, pas du tout. Mais lorsque Jack se joint à nous, il retrouve immédiatement cette proximité, il adhère aux principes ouverts de ce quartette. Aussitôt que nous sommes ensemble rien d'autre n'existe que ce trio. Si, après tant d'années, personne ne s'est plaint, c'est qu'il doit de passer quelque chose d'inhabituel au sens positif du terme. Également nous sommes tous leaders et sidemen puisque nous jouons ouvertement à partir de compositions qui ne sont pas les nôtres - sauf exception.»

Pour Keith Jarrett, le choix des standards est aussi crucial dans le succès de ce fameux trio, plus d'une vingtaine d'albums en témoignent sous étiquette ECM, le plus récent étant Yesterdays, lancé en 2007.

«Encore de la fraîcheur»

«Vous savez, on sait rarement à l'avance ce que nous allons jouer. Quelques indices peuvent émerger à la prise de son, mais, règle générale ça se produit sur scène. J'ai beaucoup à voir là-dedans, il faut dire, et c'est probablement attribuable à ma pratique du concert solo. Lorsque nous décidons faire d'un enregistrement public un album, nous conservons généralement l'ordre intégral. Nous pouvons remplacer ou retirer une pièce qui n'a pas été jouée à la hauteur de nos critères, mais l'ensemble reste intact.

«Avec Charlie Haden, indique toutefois le pianiste, nous avons procédé à l'inverse. Nous avons enregistré huit heures de musique pour ensuite choisir les pièces les plus cruciales, celles qui conservent leur entière intégrité, et ainsi créer l'album Jasmine. Avec le trio, au contraire, c'est totalement intuitif. Nous n'avons pas de plan.»

Les connaisseurs de jazz savent à quel point l'enregistrement d'une suite de standards peut devenir ennuyeux. Redondante. Scolaire. Avec ce trio, il n'en est rien. Au risque de le répéter, impossible de fournir une explication.

«C'est trop magique, estime le pianiste. Si vous ne vous lassez pas de travailler avec des musiciens, et que vous exploitez chaque pièce d'un répertoire des centaines de fois et que vous y trouvez encore de la fraîcheur, cela s'avère une expérience étrange. Et, j'ose le répéter, il est primordial de faire le bon choix des pièces à chaque programme et faire en sorte que la magie puisse opérer.»

Cette conversation passionnante ne pouvait exclure les notes des pochettes écrites par Keith Jarrett lui-même pour les albums Testament (deux concerts solos, à Paris et Londres, déclinés en trois CD) et Jasmine. Ces textes révèlent un acte d'humilité des plus étonnants. De la part d'un musicien dont l'intransigeance et le caractère intraitable n'annoncent vraiment pas la fragilité et l'hypersensibilité assumée d'un récit de trajectoire musicale traversé par la perte amoureuse, il y a de quoi être captivé. Particulièrement par le texte de Testament.

«Lorsque m'a femme m'a quitté, je ne voulais plus voir quiconque. J'ai lu un livre au sujet du trafic (rires). J'ai lu alors un livre qui racontait des histoires de perte amoureuse qui ressemblaient à la perte. Ce qui m'a vraiment frappé dans ce roman, ce fut la clarté et la vérité qui en ressortaient, contrairement au sentimentalisme inhérent à la littérature se consacrant à la rupture amoureuse. J'ai eu une correspondance avec cette écrivaine, elle m'a d'ailleurs prodigué de judicieux conseils pour écrire mon propre texte, afin d'en éviter les accrocs émotionnels tout me révélant.»

La beauté de la chose, c'est que ce récit est parfaitement connecté à la démarche musicale de Keith Jarrett. On osera même penser que ces récits très personnels ont modifié son jeu. On lui pose la question, et il se montre plus que d'accord.

«Absolument, conclut le pianiste, ce fut un geste libérateur que je devais sortir de moi-même. Je crois sincèrement que ça m'a permis de rassembler mes énergies pour les concerts subséquents. Tout ce qui se produit dans la vie intime d'un musicien rejaillit dans son art.»

Et rejaillir au prochain Festival international de jazz de Montréal, il va sans dire.

Keith Jarrett, Gary Peacock et Jack de Johnette se produiront le samedi 3 juillet, 19 h 30, à la Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts.