Précédé du guitariste Marc Ribot et du contrebassiste Dave Holland, le compositeur tunisien, improvisateur et grand interprète de l'oud Anouar Brahem présentera trois concerts de la prestigieuse série Invitation. Dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal, voilà une première pour un musicien d'Afrique du Nord. De surcroît, l'homme est issu de cette contrée à l'origine de ce Printemps arabe qui vient de marquer l'histoire.

Nous avons joint Anouar Brahem à Tunis afin de recueillir ses commentaires en tant qu'artiste et citoyen. Commençons par le citoyen: « Comme tous les Tunisiens, j'ai vécu la chute du régime Ben Ali comme une délivrance. Le pays vit ce souffle de liberté qui est tout à fait nouveau pour nous, Tunisiens, et qui a vraiment quelque chose de jouissif et d'excitant. Je suis né la première année de la République (1957) et lorsque ce régime est tombé, j'ai dû ressentir les mêmes choses que mes parents avaient ressenties lorsque le pays s'était libéré de l'occupation.

«Depuis l'indépendance, nous n'avons pas vécu de démocratie; nous avons vécu avec un premier président (Habib Bourguiba) qui n'était pas un démocrate mais qui était au moins quelqu'un d'intègre et d'éclairé... Et puis nous avons eu ce deuxième régime sombre, quasi mafieux. Ces 23 années avec Ben Ali au pouvoir ont créé un vrai vide politique.

«Il y a toujours eu des figures d'opposition dans la société civile, des gens pour qui j'ai beaucoup de respect car ils ont eu le courage de tenir tête au gourvernement Ben Ali. Aujourd'hui, il s'agit de trouver une voie politique et ce n'est pas facile dans un pays où il n'y a pas vraiment de figure politique charismatique, d'autant plus que ce mouvement qui a chassé ce régime autoritaire était spontané.»

Quoi qu'il advienne, la chute du régime autoritaire en Tunisie suscite un «immense espoir» chez Anouar Brahem.

«Je pense que la Tunisie est sur une bonne voie. Il a toujours le risque de l'intégrisme, mais on doit courir ce risque pour atteindre la démocratie. À ce titre, ceux ayant cru que la dictature pouvait être un rempart contre l'intégrisme se sont trompés.»

Ouverture à l'est, ouverture à l'ouest

Parlons maintenant à l'artiste, à l'homme d'ouverture. Parti d'une vision traditionnelle de la musique arabe, le musicien a suscité des rencontres magnifiques entre son patrimoine et le jazz moderne. En témoigne sa discographie sous étiquette ECM, échelonnée sur deux décennies.

«Jeune, raconte-t-il, mon ambition était de devenir un bon interprète de la tradition. Petit à petit, j'ai commencé à m'intéresser à la musique instrumentale. Je fus alors fasciné par le jazz. J'étais un musicien traditionnel mais je réalisais aussi mon goût pour tout ce qui est contemporain. Et comme répertoire moderne de la musique arabe instrumentale était très mince, j'ai dû me mettre à la composition. C'est ainsi que je me suis jeté à l'eau.»

Au terme de ses études au conservatoire de Tunis, Anouar Brahem a vécu quatre années à Paris pour ensuite retourner vivre en Tunisie.

«C'était pour moi une manière de résister, malgré des envies de repartir. Je dois dire que je fus  un privilégié en Tunisie, car j'ai toujours pu me déplacer. Pour les gens qui ne pouvaient bouger, cependant, l'atmosphère pouvait être très étouffante, notamment sur le plan artistique. Oui, c'est vrai, le monde connaît peu de musiciens tunisiens aujourd'hui; Dhafer Youssef, Lotfi Bouchnak... Espérons maintenant les frontières puissent s'ouvrir.»

L'oeuvre d'Anouar Brahem est certes contemporaine, elle demeure néanmoins paisible, contemplative, horizontale. À ce commentaire lui étant adressé, il réagit: «Ce n'est pas faux! Ça renvoie à la différence entre tradition orientale et tradition occidentale. Avec  cette richesse polyphonique, l'évolution des musiques occidentales est verticale alors que les musiques orientales se déploient de manière horizontale, c'est-à-dire avec une richesse mélodique et rythmique. Et moi je suis un peu tiraillé entre les deux! Je n'ai pas de formation classique occidentale. Au conservatoire de Tunis, il y avait deux filières; une orientale et une autre pour les instruments européens.

«Ayant choisi la filière orientale, je n'ai pas reçu de formation polyphonique bien que ma musique comporte des aspects polyphoniques que j'ai aménagé en autodidacte. J'aborde la polyphonie d'une manière plus intuitive sans vouloir tomber dans le kistch ou le naïf et en voulant rester dans l'expression de la musique arabe. Et non de l'arrangement. La musique arabe des années 50 a comporté une tendance polyphonique où la musique arabe n'était qu'un argument folklorique; ainsi c'était kitsch pour les Occidentaux et impressionnant pour les Orientaux qui ne s'y connaissaient pas.

«J'ai voulu échapper à ça, et c'est pourquoi je suis resté proche de l'univers de la musique de chambre, en fait. C'est ce qui rend pour moi très intéressant l'échange entre musiciens orientaux et occidentaux. Ceux avec qui je travaille découvrent chez moi des choses et moi  pareillement chez eux. Cette démarche de rencontre et d'envie réelle de transgresser les frontières.»

Trois projets à Montréal

Les trois concerts qu'il propose au Festival international de jazz de Montréal illustrent parfaitement cette transgression.

«Je suis ravi par cette invitation car on m'a donné carte blanche pour reprendre des projets qui me tiennent à coeur. Ainsi, j'ai d'abord choisi de présenter Thimar; j'avais déjà joué avec Dave Holland en duo alors que cette fois John Surman se joint à nous et nous jouerons la matière du projet originel. Ces musiciens sont extraordinaires, j'ai un immense plaisir à jouer avec eux.

«Le second concert réunit l'accordéoniste Jean-Louis Matinier et le pianiste François Couturier avec qui j'ai enregistré: Le pas du chat noir et Le voyage de Sahar - Sahar, soit dit en passant, n'a aucun rapport avec le Sahara; c'est le prénom d'une femme!  François Couturier, il faut dire, est l'un des tout premiers musiciens de jazz avec qui j'ai travaillé - quand je vivais en France au début des années 80. Nous avons donc une longue aventure ensemble, il a été souvent associé aux musiques de films que j'ai créées.

«Le troisième projet est la matière de mon dernier album, The Astounding Eyes of Rita, qui est un quartette avec  l'Allemand Klaus Gesing (clarinette basse), le Suédois Björn Meyer (guitare basse) et le Libanais Khaled Yassine (percussions). J'ai découvert Klaus Gesing à travers un album de Norma Winstone que Manfred Eicher (grand patron du label ECM) m'avait offert. Le bassiste Björn Meyer, lui, travaille avec le pianiste suisse Nik Bärtsch. Manfred Eicher m'avait parlé de lui, je fus convaincu de ce choix au terme d'une première répétition. Quant à Khaled Yassine, il me fut présenté par ma belle-soeur qui est danseuse comme la soeur du percussionniste.»

Trois soirs de grandes rencontres en perspective.

«Vous savez, estime Anouar Brahem, je ne fais pas par exprès, ce n'est jamais intentionnel dès le départ. C'est la page blanche qui parle.»

NOTE INFRA

Dans le cadre de la série Invitation, Anouar Brahem se produit trois soirs consécutifs au Théâtre Jean-Duceppe, les 30 juin, 1er et 2 juillet, 20h.