Nom de code : Charabia
Ça a commencé fort en ouvrant les battants d’une boîte communautaire dans une ruelle de l’avenue De Chateaubriand. Aucun roman pour adultes ce jour-là. Quelques beaux livres pour enfants, mais surtout une brique de 750 pages au titre étrange : ASP.NET MVC Framework – Unleashed. À peine ouvert, c’est la migraine assurée ! Il s’agit d’un manuel de codage informatique, vieux d’une dizaine d’années. On se gratte la tête, pas tant à cause des lignes HTML, mais plutôt en s’interrogeant sur l’utilité de ce dépôt…
On soupçonne également qu’un savant fou réside du côté de la ruelle verte du Grand Marronnier ! Dans le croque-livres local, entre deux numéros du magazine National Geographic, le classique Des souris et des hommes et un bouquin de Jean-Pierre Coffe, reposaient trois manuels dont le contenu se résumait à un charabia d’équations mathématiques, l’un d’eux décortiquant la physique des nœuds. Notre passage préféré ? Celui où l’on apprend que g(q) = ∑µa(q)f(q) = f(q)∑µa(q) = f(q). Succulent à lire un soir d’été dans un hamac avec un verre de vin, cuvée Advil !
Fouilles archéologiques
Il n’y a pas que des livres dans les croque-livres. On y fait aussi des découvertes archéologiques. Par exemple, nous avons déterré un important lot de cassettes audio où figuraient des noms de groupes obscurs. Une ancienne civilisation, peut-être ? Juste à côté, une montagne de cassettes VHS (avec la délicate trilogie Predator, Alien vs Predator et Alien vs Predator – Requiem), dont une des jaquettes garantissait « une image et un son de haute qualité ». Utile pour des foyers démunis ou des soirées de grosse, grosse nostalgie ?
Qui parla català aquí ?
Deux curiosités sommeillaient dans l’une des boîtes de bouquins de la rue Saint-Zotique. Entre une enquête policière de Jo Nesbø (L’homme chauve-souris) et les pensées de Fernando Pessoa (En bref), trônait Feu et sang, la prélogie du Trône de Fer, de George Martin. Qu’a de si spécial ce dernier ouvrage ? Eh bien, l’auteur de ces lignes l’avait placé là (abandonné ?) l’hiver dernier et, vu son état, il a vécu quelques péripéties sur nombre de chevets avant de retourner à la case départ. La littérature circulaire, ça marche ! L’autre bizarrerie de la boîte a été un opuscule intitulé El festí global. On le feuillette. Tiens, on dirait que c’est rédigé en espagnol. Ah non, du portugais, alors ? Pas plus. C’est du catalan. Une langue plutôt nichée. Ce livre trouvera-t-il un jour un locuteur-lecteur local capable de le déchiffrer ? Histoire à suivre.
Des pages et des messages
L’aspect amusant de certains livres de ces boîtes communautaires ne se cantonne pas à leur titre ou leur contenu. En en tournant les pages, il arrive de trouver des notes, signets maison, cartes de visite et toutes sortes d’étranges messages laissés, a priori involontairement, par les donateurs. Notre coup de cœur ? Un marque-page blanc où une lectrice (on le suppose) avait inscrit à la main « Bonne nuit, mon amour, xoxo », perdu dans l’imposant pavé Le château à Noé, trouvé dans un croque-livres de la rue Louis-Hébert. Sans oublier les dessins peut-être ennuyés d’un élève sur des copies oubliées dans un manuel d’anglais ni le message codé (un rendez-vous ?) laissé sur un calepin aux couleurs du CHU Sainte-Justine, et trouvé à proximité du livre J’attends un enfant (depuis longtemps d’ailleurs, puisque l’ouvrage date de 1999).
Au nom de l’eau de rose
Les croque-livres recèlent des mystères pour tous les goûts et de toutes les couleurs. Notamment du rose, car aux côtés de la politique avec le très sérieux René Lévesque (L’espoir et le chagrin) et des questions philosophiques de L’origine de la vie, on dérive lentement vers Marc Levy (Elle et lui), pour finir par se vautrer dans les romans Harlequin aux titres et couvertures évocateurs (La promesse d’un soir, Une rencontre providentielle…). Nous en avons déniché un bon nombre, souvent par grappes, parfois dans de drôles d’éditions (D’amour et d’amitié, avec sa couverture texturée et une vieille voiture de Formule 1). C’est léger, c’est l’été, c’est autorisé. Oui, même ce DVD mielleux du film Blue Crush pataugeant dans une ruelle derrière l’avenue Christophe-Colomb.
Religieusement fournie
Place au petit clin d’œil ironique du jour. La dernière fois que nous avions farfouillé dans le croque-livres planté devant l’église catholique Saint-Marc, nous y avions trouvé la biographie d’un prêtre québécois semi-inconnu. Un peu obscur, mais logique. Cette fois-ci, mon Dieu, c’est plutôt un titre de l’auteur sioniste Maurice Samuel, connu pour son abondante biographie portant sur le judaïsme, qui y logeait. Sermon du jour : les portes des croque-livres et de la littérature sont ouvertes à tous.
C’est dans la boîte
On le répète : on craque pour le concept des croque-livres. Même si leur contenu nous fait parfois rire ou sourire, nous ne pouvons occulter le fait qu’ils sont généralement bellement décorés, entretenus et respectés. Une mention spéciale pour celui situé dans la ruelle proche de la rue des Écores. Bien ordonné, destiné aux enfants et où aucune bizarrerie ne s’était glissée – du moins, lors de notre passage. Mais nous décernons un carton rouge au tata qui a déposé, dans d’autres boîtes, des dizaines de livrets publicitaires pour une marque de cosmétiques…
Aux côtés des livres loufoques (allez, quelques derniers pour la route : un manuel de conduite automobile daté, un drôle de classeur à fiches basé sur la télésérie Blanche…), de bons titres bien conservés ont aussi été au rendez-vous : Maisons de verre, de Louise Penny, La Nuit des temps, de Barjavel, Carrie, de Stephen King, Tyrran, d’Isaac Asimov…
Sur ce, on vous souhaite un bel été à croquer des livres, même les plus fous.
1386
C’est le nombre de croque-livres recensés au Québec par le comité réuni par la Fondation Lucie et André Chagnon. Ils s’adressent avant tout aux enfants. Mais on dénombre des centaines de boîtes de livres communautaires supplémentaires, non indiquées sur la carte officielle, créées par les résidants des quartiers.
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