Au printemps 2021, la marque « Monsieur Patate » est devenue « Tête de Patate ». Quelques mois plus tard, Lego a annoncé que ses populaires blocs ne seraient plus genrés. Si on voit un mouvement pour la fin des stéréotypes liés au genre chez certains fabricants de jouets, qu’en est-il du côté de la littérature jeunesse ? La Presse a discuté de la question avec des auteurs et des spécialistes.

« Trois amis ont une idée de génie. Un plan grandiose qui pourrait leur permettre de réaliser leur plus grand rêve : coucher avec des filles », résume la quatrième de couverture de MOFO, le plus récent roman d’Olivier Simard. Avec une telle prémisse, il semble évident que le livre s’adresse d’abord et avant tout à un public masculin. « Ce n’était pas intentionnel, indique l’auteur. Ça m’est venu naturellement. »

« Mais tu as un peu le projet de faire lire les gars… », intervient sa conjointe, l’autrice Laurence Beaudoin-Masse.

Avec sa série Youtubeurs, oui, admet l’ex-enseignant au secondaire. « C’est une mission que je m’étais donnée au départ. […] J’avais de la misère à trouver des romans qui plaisaient à mes élèves. Je me suis dit qu’à un moment donné, j’allais essayer d’aller les chercher en écrivant quelque chose. »

Créer des histoires qui attireront davantage les garçons ne veut pas dire tomber dans les stéréotypes, souligne toutefois le couple.

Dans MOFO, Olivier Simard aborde la masculinité toxique. Si, de prime abord, ses personnages semblent être des durs à cuire, on découvre qu’il s’agit d’une carapace.

Mon intention à travers ça, c’est de donner le goût aux gars de se donner le droit d’être vulnérables. […] Si en dedans de toi, tu te sens bizarre de jouer au dur et que ça sonne faux, c’est peut-être parce que tu n’es pas obligé de jouer au dur.

Olivier Simard, auteur de MOFO

Sa conjointe, dont les romans rejoignent davantage un public féminin, a aussi le souci de sortir des stéréotypes. « Quand j’écris, je veux montrer une pluralité de points de vue et montrer qu’il y a plein de façons d’être une fille », dit l’autrice de Rentrer son ventre et sourire et de sa suite, romans qui traitent notamment de l’image corporelle sur les réseaux sociaux.

Léa Olivier et les stéréotypes

« Je crois qu’il y a moyen de ne pas être cliché, même si on a une littérature qui est plus genrée », croit aussi l’autrice Catherine Girard-Audet.

De 90 à 95 % du lectorat de sa populaire série La vie compliquée de Léa Olivier sont des filles. Pas question toutefois pour sa créatrice de tomber dans les stéréotypes. « Léa ne pense pas juste à son apparence. Elle ne cherche pas juste à se trouver un bon mari. Je suis féministe dans l’âme, donc pour moi, c’est important. […] Tous mes personnages féminins ont des personnalités extrêmement différentes. Il y en a une qui ne veut pas de chum. Il y en a une qui est pansexuelle. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Catherine Girard-Audet

J’essaye d’avoir une variété de personnages féminins pour que n’importe quelle fille qui va lire mes livres puisse s’identifier à ma série.

Catherine Girard-Audet, autrice de La vie compliquée de Léa Olivier

« Ce n’est pas parce qu’on veut que le livre soit sans stéréotype qu’on n’a pas de public cible », abonde dans le même sens Claudie Mailhot-Trottier, responsable du projet Kaléidoscope. Propulsée par le YWCA Québec, cette initiative dresse une liste de livres jeunesse qui brisent les stéréotypes, autant en ce qui a trait à la diversité de genre qu’à la diversité corporelle ou culturelle.

« C’est super intéressant d’avoir des livres qui s’adressent plus aux jeunes filles, par exemple, et qui les encouragent à faire des activités […] qui sont plus associées au genre masculin », poursuit-elle.

Sur la couverture

Catherine Girard-Audet admet toutefois que les couvertures des romans de sa série, qui fête ses 10 ans en 2022, n’attirent pas les garçons. « Une fille blonde sur la couverture, les couleurs pop, c’est genré, je ne le nie pas », affirme celle qui rédige aussi annuellement L’ABC des filles depuis 2013.

Avec ses couleurs vives et la présence de trois héroïnes, les couvertures de la série CSI Ruelle, d’Audrée Archambault, vont aussi capter l’œil des filles. « C’était voulu, explique l’autrice. Pas parce que je ne veux pas que les garçons lisent le livre. Au contraire. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Audrée Archambault

Je veux que les filles aient d’autres modèles dans la littérature que les modèles plus stéréotypés. Qu’elles aient accès à des filles courageuses et aventurières, qui aiment l’action, qui n’ont pas peur de se salir.

Audrée Archambault, autrice

D’ailleurs, les aventures de CSI Ruelle peuvent plaire autant aux filles qu’aux garçons, avance l’autrice. « On a l’impression que c’est destiné à un public féminin, parce que ce sont trois filles. Mais quand on lit l’histoire, il n’y a rien de stéréotypé à l’intérieur. Honnêtement, on pourrait renommer mes personnages avec des prénoms masculins et changer leur look, l’histoire resterait exactement la même », croit Audrée Archambault.

Son plus récent roman, Éléalix, propose d’ailleurs une couverture non genrée, sur laquelle les personnages principaux apparaissent en petit. « Pour toute l’équipe, ça allait de soi que ce soit une couverture comme ça, parce que ce n’est pas un roman qui s’adresse spécifiquement aux garçons ou aux filles », indique l’autrice, qui écrit aussi la série policière Sarah-Lou, détective (très) privée.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Éléalix, d’Audrée Archambault

Malgré les efforts des auteurs, Sarah Bertrand-Savard, chargée de cours en littérature à l’Université de Sherbrooke, croit qu’il faut encore davantage de diversité dans la littérature jeunesse. « La lecture est un véritable moyen qui permet l’ouverture sur soi et sur le monde ; il est donc nécessaire de varier les personnages et les histoires du point de vue de l’identité culturelle, familiale, corporelle et de l’identité de genre et de sexe, entre autres », souligne-t-elle.

Et dans les écoles ?

Enseignante de français en cinquième secondaire à l’école Mitchell-Montcalm de Sherbrooke, Marie-Dominique Billequey croit que les adolescents ont envie d’avoir accès à une littérature qui met de côté les stéréotypes. « Les élèves du deuxième cycle seraient enchantés de rencontrer des personnages qui ne seraient pas unidimensionnels ou bidimensionnels. C’est un kaléidoscope, un humain. Je pense qu’ils adhéreraient beaucoup mieux [aux lectures obligatoires] si les personnages reflétaient un peu plus leurs combats internes à eux », affirme-t-elle. Or, dans les écoles, les livres étudiés ont souvent plus de 30 ans, dit l’enseignante. « La littérature jeunesse, et même la littérature adulte accessible à la jeunesse, est rendue vraiment ailleurs. Quelle chance ! Le problème, c’est que les élèves n’ont pas accès à cette littérature-là [à l’école] », se désole-t-elle.