Avec ses 19 livres, dont 12 romans, l’écrivaine britannique d’origine turque Elif Shafak façonne sans relâche ce monde meilleur qu’on voudrait voir surgir. Un monde sans haine et où les êtres humains sont en réelle harmonie avec l’environnement animal, végétal et minéral. Un espoir qui est au centre de son plus récent roman, L’île aux arbres disparus. Une saga familiale, un amour interdit, des États qui se déchirent. Un livre passionnant et nécessaire.

L’action du roman se déroule à Londres et dans l’île de Chypre, divisée en deux depuis 1974, avec une partie grecque et une partie turque. Une histoire de racines, de haines, d’amour, d’espoirs et de passions. Un Roméo et Juliette à la chypriote. L’amour entre Defne, Chypriote musulmane, et Kostas, Chypriote chrétien, cadenassé par le conflit territorial et l’impossibilité pour leurs familles d’accepter « l’autre ». Une histoire greffée à la crise climatique et à l’identité de genre.

Cela faisait très longtemps que je voulais écrire ce roman. J’ai fait beaucoup de recherches. Je voulais aborder un grand nombre de thèmes dans une même histoire. C’était difficile à concevoir.

Elif Shafak, lors d’un entretien sur Zoom

La romancière est très attachée à Chypre. « C’est une île magnifique et les gens le sont aussi, de chaque côté de la ligne de partage ethnique et religieuse, dit-elle. C’est aussi un endroit où les blessures ne sont pas guéries. Alors c’était délicat de parler de cette réalité sans tomber dans les pièges du nationalisme. »

Mais Elif Shafak a réussi. On dévore L’île aux arbres disparus, du début à la fin. Fasciné et ébloui par son lyrisme. Ses espoirs de paix et de respect envers la planète, les femmes ou les communautés LGBTQ+ sont exprimés à travers un figuier qui est son porte-voix. « C’est quand j’ai eu l’idée du figuier que j’ai commencé à avoir le courage d’écrire l’histoire, dit-elle. Ensuite, j’ai beaucoup parlé à des Britanniques d’origine chypriote, des deux côtés. Ça m’a beaucoup aidée pour élaborer cette histoire délicate et compliquée. »

Voix de la sagesse

Dédié aux émigrants, aux exilés, aux déracinés, le roman donne une place centrale à la fille du couple chypriote, Ada. Une ado un peu perdue, prise en étau entre sa réalité londonienne et ses racines. On ne peut faire autrement que de penser à la propre jeunesse d’Elif Shafak, née à Strasbourg de parents turcs qui se sont ensuite séparés, ce qui a provoqué son retour en Turquie avec sa mère, qui l’a élevée à Ankara avec sa grand-mère.

« Cette vie particulière que j’ai connue étant jeune, dans un milieu très conservateur, m’a conduite à m’intéresser au thème de la famille, aux questions d’appartenance et de non-appartenance », dit-elle.

Je m’intéresse aussi beaucoup aux silences. Ce sur quoi on ne peut parler, dans nos sociétés. C’est pourquoi j’essaie de donner plus de voix à ceux qui en manquent et se retrouvent marginalisés. C’est pourquoi j’ai mis le figuier au centre de l’histoire.

Elif Shafak

Ce figuier était un risque pour Elif Shafak. Utiliser un arbre qui parle aurait pu être franchement quétaine. Mais elle a trouvé une façon poétique d’insérer cette irréalité dans sa narration. Cette voix organique est sa voix intérieure, la voix de la sagesse. « Je pense qu’on a beaucoup à apprendre des arbres, dit-elle. Ils vivent plus longtemps que nous. Ils étaient sur Terre avant nous. Ils seront là après nous, si nous disparaissons. On sait maintenant qu’ils communiquent entre eux. On pense leur être supérieur, mais c’est de l’arrogance. »

Diversité biologique

L’île aux arbres disparus fait une large place à la diversité biologique. Aux abeilles, aux fourmis, aux chauves-souris, à ces oiseaux migrateurs qui survolent Chypre même quand l’île est à feu et à sang. Des insertions de vie animale qui se fondent avec bonheur dans l’histoire. Et qui font du roman un véritable manifeste en faveur de la raison, de la tolérance et de l’amour de l’humanité.

« En ces temps de pandémie et de destruction écologique, nous devons nous réveiller et réaliser que tout est interconnecté, dit Elif Shafak. Il est illusoire de penser qu’en bâtissant des murs ou en fermant nos portes, nous pourrons nous prémunir de problèmes qui affectent la Terre entière. Encore une fois, je crois que nous avons beaucoup à apprendre des arbres qui, eux, sont conscients de ces connexions. L’humanité doit se reconnecter et rejeter le nationalisme, le fondamentalisme et le populisme pour privilégier la solidarité globale. Car la réalité, aujourd’hui, est très inquiétante. »

L’île aux arbres disparus

L’île aux arbres disparus

Éditions Flammarion

432 pages

9/10

En librairie le 3 février