À 93 ans, Antonine Maillet a voulu départager son héritage en écrivant Mon testament, une œuvre qui rend hommage à tous les personnages qui ont raconté son Acadie natale et fait d’elle un monument de la littérature acadienne. Nous l’avons rencontrée chez elle, à Montréal.

Elle nous accueille sourire aux lèvres, le regard pétillant. « Entrez par le pied gauche et faites un vœu », nous dit-elle au moment de traverser le chambranle de la porte d’entrée. Une vieille croyance acadienne qu’elle ressuscite avec un plaisir évident chaque fois qu’elle reçoit quelqu’un pour la première fois.

Elle a beau ne pas être bien grande, comme elle s’amuse à le rappeler, l’écrivaine dégage un magnétisme irrésistible. Dans son salon feutré, la circulation du centre-ville comme un lointain bruit de fond, elle fait face, de son fauteuil, à un magnifique piano à queue. « J’adore le piano. Toute la famille en jouait, mais les autres étaient meilleurs que moi. Moi, je contais des histoires », se souvient-elle, un léger trémolo dans la voix.

Encore aujourd’hui, Antonine Maillet ne se lasse pas de raconter des histoires. Et on ne se lasse pas de l’écouter retracer le destin de cette Acadie qui l’habite avec toujours autant d’intensité, malgré ses 50 dernières années à Montréal. « Je suis plus acadienne que je ne l’ai jamais été. Tous mes livres parlent de l’Acadie », dit-elle.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Antonine Maillet

Un hommage à ses personnages

Dans Mon testament, Antonine Maillet s’attelle à faire le partage de ses biens, elle qui n’a pas de « progéniture légitime ». À qui léguera-t-elle son héritage ? La réponse s’impose d’elle-même. « La mission de l’écrivain est la même que celle d’une mère qui met au monde des enfants. Moi, j’ai mis au monde quelques centaines d’enfants : mes personnages. Je leur dois tout. Et ils sont plus forts que moi. »

C’est ainsi qu’elle dialogue avec eux dans son livre, dans un français émaillé d’acadien. Il y a Jeanne de Valois, Mariaagélas, Pierre Bleu, Don l’Orignal... « Toutes ces personnes qui m’avaient influencée et obligée, dans un sens, à conserver l’Acadie », dit-elle. Pélagie-la-Charrette, surtout, celle qui lui a valu le Goncourt, en 1979, et à qui elle lègue un peuple qui a progressé. « Je lui ai fait en cadeau, dans Mon testament, de ce pays qu’elle n’a pas connu. On a une université, maintenant ; elle serait émerveillée de savoir ça. »

Mais la première à qui elle doit tout, c’est la Sagouine.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Antonine Maillet publie le livre Mon testament, où elle rend hommage à tous ses personnages.

Je suis devenue un écrivain connu avec la Sagouine. C’est elle qui m’a fait connaître. Et je suis tellement fière de [ce livre] parce que c’est ça qui est l’œuvre unique, dans un sens. N’importe qui pouvait écrire Pélagie. Mais pas celle-là. Il fallait l’avoir vécue, l’avoir vue, avoir connu sa langue.

Antonine Maillet

« Si la Sagouine a été importante, c’est parce qu’elle a dit des choses. Ce n’est pas moi qui suis importante, c’est elle. J’ai recréé à partir de choses que j’avais entendues. » Ces choses, elle les avait entendues en fréquentant ces gens « d’en bas de la traque », dans sa ville natale de Bouctouche, au Nouveau-Brunswick, alors qu’elle habitait « à mi-chemin » entre l’homme le plus riche du Canada — le géant du pétrole Kenneth Colin Irving — et la femme la plus pauvre du Canada — la Sagouine.

« Les autres les regardaient de haut, mais je n’aimais pas qu’on les regarde de haut parce qu’à l’école, il y en avait, des gens d’en bas de la traque. Il y en avait une qui s’appelait Katchou. La plus intéressante de la classe, c’était elle. Elle répondait à la maîtresse tout croche, juste pour faire rire. Et je trouvais amusant le fait que c’était une fille d’en bas de la traque qui répondait. »

« Mais La Sagouine, dit-elle, je suis sûre que je n’aurais pas pu l’écrire en Acadie. J’étais trop proche. Il me fallait le recul, mais il fallait surtout que je me sente libre. » Car l’écrire était un grand risque : « De deux choses l’une : ou bien on se moquait, ou bien on se révélait. » Le reste appartient à l’histoire.

À la fin de juillet, elle sera d’ailleurs à Bouctouche pour prononcer un discours à l’occasion du 30anniversaire du Pays de la Sagouine — le village qui rend hommage à sa célèbre héroïne. « La belle affaire », murmure-t-elle, se réjouissant d’avance de pouvoir prendre la parole, elle qui ne prépare jamais ses allocutions et saisira ce moment pour faire valoir l’Acadie.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Antonine Maillet

Courir des risques

Encore aujourd’hui, l’écrivaine continue de courir des risques dans l’écriture. « J’ai 93 ans ; si je ne peux pas prendre de risques à cet âge-là, à quel âge je prendrai des risques ? », demande-t-elle, amusée. « Un écrivain a des règles. Mais la principale règle, c’est la liberté dans les règles. Risquer ce que les autres n’ont pas fait. S’aventurer. Et si l’écrivain n’est pas libre et aventurier, il ne va pas faire du neuf. »

Outre Mon testament, on attend, pour l’automne ou l’hiver prochain, un conte où ses personnages de Radi, Nounours et Scapin s’attaquent au géant Ovid-19. Et comme elle ne peut se passer d’écrire, elle a entamé entre-temps un troisième livre — Pensées flottantes — écrit en vers libres. Une prose chantante, rythmée et qui rime, dont elle nous lit avec orgueil des extraits.

Je laisse flotter mes pensées. Quand je finis un chapitre, le dernier mot du chapitre me donne l’inspiration du prochain. Le temps, les mots, la francophonie... Ça finit par l’Acadie. Je m’amuse comme ça.

Antonine Maillet

Et sans ce bras dans le plâtre, depuis six semaines — le droit, de surcroît —, jamais elle ne se serait autorisée cette pause forcée dans l’écriture.

« Écrire pour moi, c’est tellement fondamental. Quand j’ai eu le bras cassé, je me suis dit : mais qu’est-ce que je fais ? Alors je me repose... un peu, parce que mon esprit continue de s’agiter, lui. Mais peut-être que ça va me donner de nouvelles inspirations », lance Antonine Maillet.

Mon testament

Mon testament

Leméac

112 pages