La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

J’ai regardé avec grand intérêt le récent documentaire de Francine Pelletier, Bataille pour l’âme du Québec, où figure le sociologue Jacques Beauchemin. J’avais croisé son nom en lien avec des penseurs plus jeunes qu’il a influencés, comme Étienne-Alexandre Beauregard et Mathieu Bock-Côté, mais je n’avais jamais lu ses livres.

Dans le film, on le présente comme la source intellectuelle qui a fait basculer le nationalisme québécois du côté plus identitaire. Son premier ouvrage, L’histoire en trop, avait marqué Pauline Marois quelques années avant son accession au pouvoir à un point tel qu’elle a sollicité une rencontre avec l’homme. C’est lors de cet entretien qu’il a insisté sur le fait qu’il fallait écarter la mauvaise conscience liée à l’enracinement historique de notre identité, parce que le nationalisme civique pluraliste, alors en vogue, ne suscitait aucune réelle passion collective. Quoi qu’on puisse penser de tout cela, il y a quelque chose de profondément excitant, pour un intellectuel, à voir un confrère avoir un impact aussi direct sur sa patrie.

Beauchemin m’a affirmé au téléphone ne pas avoir aimé le documentaire. Pour toutes sortes de raisons, mais surtout parce qu’il dépeint caricaturalement sa pensée. Il rigole quand on dit de lui qu’il est nationaliste conservateur, ou identitaire, lui qui écrit des passages très nuancés où il défend l’État providence et le pluralisme d’ouverture québécois.

En lisant son premier livre puis son plus récent, Une démission tranquille, pour démystifier le personnage avant tout, c’est effectivement une pensée clairement exprimée, à la fois portée par le passé canadien-français et prenant acte de la modernité québécoise, que j’ai trouvée.

Traversant les deux livres, séparés par 20 ans de réflexion, une idée demeure toutefois presque intacte : celle de durer. C’est cette volonté de ne pas disparaître qui a nourri tous les mouvements importants de résistance canadienne-française et québécoise depuis 1840, au lendemain de la défaite des Patriotes. « On a perdu, maintenant on fait quoi pour ne pas disparaître ? » À la suite des deux échecs référendaires, dont prend acte l’auteur qui croit bel et bien que c’est terminé bien que l’histoire puisse peut-être nous surprendre un jour, nous nous trouvons dans la même position. Sur ce point, il m’a dit se différencier de son célèbre étudiant Bock-Côté, qui prophétisait encore récemment un troisième rendez-vous avec l’histoire à la suite de quelque affrontement entre François Legault et Justin Trudeau.

L’importance de durer

Plusieurs pistes sont possibles pour durer, bien sûr. Mais d’un point de vue philosophique, pourquoi est-ce si important ? N’y a-t-il pas moyen de fuir dans l’idée adverse que tout est sujet à la disparition, tôt ou tard, dans un monde sans cesse changeant ? C’est que bien sûr ce qui dure offre la possibilité du sens, comme en témoigne la dédicace du plus récent livre. « À Marion, qui du haut de ses onze ans est, comme le Québec, habitée du sentiment d’être là pour toujours. » Se télescopent ainsi chez l’auteur l’individuel et le collectif, autre vecteur de sens important, par lequel il formule l’analogie suivante, à savoir qu’après 35 ans d’agitation nationale intense entre 1960 et 1995, le Québec vit depuis 25 ans dans une certaine fatigue chronique.

En effet, Beauchemin prend de temps à autre des tangentes plus philosophiques dans son travail, citant par exemple Hannah Arendt sur la nécessité de l’agir politique d’un sujet collectif qui s’assume au-delà de l’attentisme dans la permanence tranquille qui guette toujours le Québécois moyen. Ses œuvres prennent un ton certes polémique, déconstruisant les thèses de bon nombre de ses contemporains (Gérard Bouchard passe souvent dans sa douce moulinette), alors qu’elles sont à mon sens à leur mieux quand elles volent juste un peu plus haut, dans un calme à la fois lucide et tranchant, détaché des débats intellectuels du moment, simples tremplins à ses propres idées.

Alors, de quoi est constituée cette fameuse identité québécoise, quand on lit celui qui a en grande partie fondé son omniprésence depuis 15 ans dans les préoccupations des décideurs publics ? Je n’ai pas trouvé de grands épanchements sur la laïcité, et pas un seul mot sur l’islam, pas plus que d’ouverture vers une droite plus dure.

L’identité d’ici est, selon lui, à trouver dans la langue française, bien sûr, et aussi dans une acceptation que l’institution catholique, critiquée à juste titre pendant la Révolution tranquille, a aidé à préserver une cohésion sociale.

En me promenant dans les rues de mon quartier, au fil de ma lecture, je n’ai plus entendu les cloches d’église de la même façon, tout comme les noms de rues d’hommes béatifiés. Il est aussi question chez Beauchemin, tiens donc, de la capacité d’accueil et du fameux Québec bon vivant, dont je n’avais pas entendu parler depuis un moment. Cet aspect, qui met de l’avant une certaine légèreté identitaire québécoise, m’a fait un énorme bien. Pas que la menace de disparition n’existe pas, mais simplement qu’il y a moyen de s’en défendre sans partir en guerre contre qui que ce soit.

L’histoire en trop (2002)

L’histoire en trop (2002)

VLB Éditeur

216 pages

Une démission tranquille (2020)

Une démission tranquille (2020)

Boréal

218 pages