C’est une histoire d’amour impossible. Toxique. Quoique consentante. Furieusement (désespérément ?) consentante. Avec Daddy Issues, Elizabeth Lemay signe un premier roman aussi provocant qu’exaspérant, à la plume étrangement envoûtante.

L’histoire a pourtant tout pour irriter. Racontée mille fois, trop de fois, et condamnée d’avance, par-dessus le marché. L’autrice, publiée ces jours-ci chez Boréal, l’écrit elle-même, et ce, dès les toutes premières pages de son roman (oui, un roman, et non une autofiction, faut-il préciser) : « une autre affaire d’adultère d’une banalité si lassante qu’elle surprend tellement elle est conforme à son cliché ».

En gros : une jeune femme tombe amoureuse d’un homme marié, plus âgé, vous l’aurez deviné. Leurs nuits sont torrides, mais le récit piétine, forcément. Tel est généralement le destin de ce genre de relations asymétriques. Sauf qu’ici, elle a ceci de particulier qu’elle est racontée par la principale intéressée. Au « je ». Et ce n’est pas innocent.

« Souvent, dans les romans, ce personnage existe, mais il est diabolisé », explique Elizabeth Lemay, diplômée de littérature, qui travaille aujourd’hui en relations publiques après un détour par la politique. En réaction à Michel Houellebecq ou Frédéric Beigbeder, par exemple, chez qui les maîtresses sont toujours secondaires, voire « déshumanisées », elle explique qu’elle a voulu ici et pour une bonne fois leur donner « la parole ».

Je pense que c’est intéressant d’humaniser cette relation. […] Parce que ça existe ! […] C’est intéressant de prendre un vieux cliché pour l’entendre : elle.

Elizabeth Lemay, autrice

Le cliché hétéronormatif est d’ailleurs grossi « volontairement ». Elizabeth Lemay se l’approprie, en quelque sorte, pour insuffler une « dose d’humanité » au personnage. « Pas pour le défendre, juste lui donner la parole. »

Et ce, dans toutes ses nuances, toute sa complexité, tous ses paradoxes (et son immobilisme). Ainsi, si, par moments, son héroïne fait preuve de lucidité, reconnaissant être finalement (banalement) prise dans une « vulgaire histoire de cul », le plus souvent elle se perd dans des « élucubrations romantiques » mêlant douloureux sentiments, philosophiques réflexions et habiles métaphores, pour faire de son histoire un véritable poème. Carrément.

Et c’est enrageant parce qu’on se laisse prendre au jeu, tellement la plume est agile, certes un poil verbeuse, mais par-dessus tout imagée, carrément poignante. Que la première (ou le premier) qui n’a jamais aimé d’un amour fou, aussi irrationnel qu’impossible, lance ici la première pierre.

L’histoire, un prétexte

Cela étant dit, il n’y a pas que ça. Daddy Issues est aussi un point de départ pour parler, oui, de relations asymétriques, mais surtout de littérature. Clin d’œil à Hubert Aquin, Elizabeth Lemay s’est sentie interpellée dans ses études par cette idée d’écrire « un roman qui n’en est pas un », un récit inachevé, ou plutôt d’exploiter cette « incapacité d’écrire un roman achevé », résume-t-elle. Avouez que le propos s’y prête. « Elle essaye de faire cheminer sa vie, mais elle revient toujours à la case départ. Je me suis inspirée d’Hubert Aquin, et de cette idée de l’incapacité d’exister comme peuple. C’est une espèce de roman inachevé de sa vie, dit-elle, et son histoire est un prétexte pour parler de qui on est. »

Le parallèle avec notre histoire collective est posé d’emblée, et revient sporadiquement dans le texte.

Je suis issue d’un peuple qui aime sa langue morte comme une maîtresse aime son amant.

Extrait de Daddy Issues, roman d’Elizabeth Lemay

« De ce même amour pénible et violent qu’on ressent pour une passion évanescente ou pour toute autre chose qui n’est pas à nous. L’amour, le vrai, n’existe que dans la fragilité. » Plus loin : « Les peuples défaits et les maîtresses aiment leur langue et leur homme de ce même amour agonisant, mêlé d’espoir et de désespoir. »

Car comme le récit ne peut pas évoluer (on l’a dit, il est condamné d’avance), c’est au travers d’autres auteurs que l’action (la réflexion) se déroule. Aquin, oui, mais aussi Marguerite Duras (évidemment), Simone de Beauvoir, Annie Ernaux. Le texte prend par moments une tournure très littéraire, limite scolaire, l’autrice citant directement les auteurs dans le texte, en ouvrant abondamment les guillemets. « Au moment où j’écrivais, j’étais en train d’étudier, et je pense que ça paraît », rit Elizabeth Lemay. Son premier jet remonte effectivement à sa jeune vingtaine, il y a 10 ans.

D’ailleurs, en se relisant, elle aimerait aujourd’hui « secouer » un peu son personnage. « J’ai juste envie de la brasser et de lui dire : “Sors de ta chambre ! […] C’est pas ça, l’amour !” » Bien dit.

En librairie le 23 août

Daddy Issues

Daddy Issues

Boréal

184 pages